Une interview de Philippe Cornu

Écrit par Translation Committee

Le comité de traduction Dzogchen Today!. Mila Khyentse, Philippe Cornu, Damien Brohon, Paul Baffier, Grégoire Langouet, Vincent Fijalkowski, Nils Derboule.

Blog | Réflexions sur la traduction

Voici une interview de Philippe Cornu menée par les traducteurs juniors du Comité de traduction, Grégoire et Paul, autour d’un café gourmand.

Une Interview de Philippe Cornu (1)

 

Les jeunes traducteurs du Comité de Traduction Dzogchen Today! se posaient des questions sur la traduction et le background de connaissances nécessaires à sa pratique. Philippe Cornu, notre traducteur senior, a bien voulu prendre le temps d’y répondre alors que nous déjeunions au restaurant La Liberté. Il se peut donc qu’il y ait quelques bruits de fourchettes dans cette transcription, auquel cas nous nous en excusons… Le dessert était un café gourmand, comme à l’habitude, mais ce sont les propos de Philippe qui nous ont véritablement régalés.

GRÉGOIRE

Qu’est-ce que tu as à transmettre aux jeunes générations à propos de ton activité de traducteur ? Qu’est-ce que tu as appris durant tout ce temps passé à traduire des textes dzogchèn ? Qu’est-ce que tu as envie de nous transmettre ?

PHILIPPE

Il s’agit déjà de bien comprendre ce que le Dzogchèn nous dit. Du point de vue de la transmission par la traduction, il faut bien clarifier les termes en les comprenant vraiment pour ce qu’ils sont dans la langue source, pour pouvoir, dans la langue cible, restituer non seulement la dimension formelle, mais aussi la dimension performative. La particularité des textes dzogchèn est qu’ils sont performatifs.

GRÉGOIRE

N’est-ce pas le travail qu’on a commencé à faire sur le vocabulaire avec le comité de traduction Dzogchen Today! ?

PHILIPPE

Si, exactement. Pour que ce soit performatif, il faut que le souffle du texte soit présent. Il y a donc bien ces deux aspects : premièrement l’aspect formel, qui consiste en la traduction des termes au plus près, sachant qu’il y a des variations possibles sur un même terme à cause de la diversité des champs sémantiques selon le contexte ; deuxièmement, l’aspect du rendu du texte en français, c’est-à-dire le travail de rédaction qui doit permettre un accès inspirant et direct à celui qui reçoit le texte. C’est une tâche qui n’est pas facile parce que nous n’avons pas forcément une réalisation parfaite du Dzogchèn.

GRÉGOIRE

Nous, les jeunes traducteurs, nous connaissons un peu le tibétain, et nous avons des notions de sanskrit. Selon toi, est-ce qu’on devrait approfondir notre connaissance du sanskrit, ou plutôt s’intéresser aux termes archaïques du tibétain dans des textes du Dzogchèn radical par exemple ?

PHILIPPE

Ce qui est assez intéressant, c’est que le tibétain n’a pas énormément changé depuis la période ancienne[1] : il y a simplement quelques variations orthographiques et grammaticales. Le tibétain a été fixé assez vite, quand il est apparu à l’écrit.

PAUL

Il y a la réforme de l’orthographe tibétaine pendant la période ancienne qui a effectivement fixé les choses[2].

 (…) mais dans le Dzogchèn, il y a beaucoup de termes qui n’ont pas été traduits du sanskrit, qui apparaissent en tibétain sans équivalent…

GRÉGOIRE

Est-ce que tu pourrais nous donner des exemples de différences entre les textes dzogchèn bön et dzogchèn nyingmapa à propos du vocabulaire[3] ?

PHILIPPE

Du point de vue du Dzogchèn, ce qui est intéressant c’est que même le vocabulaire classique qui est passé dans les écoles bouddhistes a été influencé, à mon sens, par la vue du Dzogchèn. L’exemple typique, c’est « sangyé » (sangs rgyas) qui traduit « bouddha » (qui veut dire simplement « éveillé » en sanskrit) et qui là signifie « purifié » ou « pur » pour « sang » (sangs) et « pleinement épanoui » pour « gyé » (rgyas). Si on le prend d’un point de vue purement graduel, c’est purement bouddhiste, car on va dire que c’est purifié de tous les voiles et émotions perturbatrices et qu’à ce moment-là, la bouddhéité peut s’épanouir et se manifester complètement. Mais si on le prend d’un point de vue Dzogchèn, c’est simplement « kadak » (ka dag), la pureté primordiale, et « lhundroup » (lhun grub), la perfection ou présence spontanée. Donc je soupçonne qu’ils ont choisi le terme « sangyé » pour traduire « bouddha » parce qu’il y avait des détenteurs de la vue dzogchèn, les ancêtres des nyingmapas au VIIIème siècle. Et c’est la même chose pour « changchoup sèm » (byang chub sems) : certes, quand on traduit un texte tibétain qui provient du bouddhisme Mahayana, il faut traduire « esprit d’Éveil », bodhicitta en sanskrit ; mais là, pour le Dzogchèn, il s’agit de « l’esprit pur et parfait », qui fait également référence à la pureté primordiale et à la présence spontanée.

GRÉGOIRE

Ça, ce sont vraiment tes créations et réflexions personnelles ?

PHILIPPE

En fait, c’est aussi une réflexion par rapport aux bönpos, car ils ne sont pas censés se référer à des sources sanskrites, mais ils utilisent beaucoup plus que les nyingmapas le terme « changchoup sèm ». Ils l’utilisent même plus que « rigpa » (rig pa). Comme il y a un aspect archaïque dans le Dzogchèn bönpo, au niveau des termes, il y a eu des choix qui ont été faits, et, contrairement à ce que nous dit l’historiographie qui essaie de dresser la rivalité entre les bönpos et les bouddhistes de l’époque, à mon sens, il y en a beaucoup qui ont collaboré.

PAUL

Oui, Drènpa Namkha, Bairotsana…

PHILIPPE

… qui étaient des deux côtés ! Je pense qu’il y a eu des collaborations sur le fait de forger des termes. Ça, c’est intéressant ! Là ce sont des termes sanskrits qui ont été traduits d’une manière spéciale, mais dans le Dzogchèn, il y a beaucoup de termes qui n’ont pas été traduits du sanskrit, qui apparaissent en tibétain sans équivalent…

GRÉGOIRE

… sans venir nécessairement de langues antérieures ou d’autres régions ? La langue du Shang Shoung[4] par exemple ?

PHILIPPE

Il y a certains termes qui peuvent venir de la langue du Shang Shoung, qui est maintenant attestée. C’est une langue véritable, alors qu’elle a souvent été mise en doute par le passé en disant que c’était une reconstruction. Mais ce n’est pas une reconstruction, il y a vraiment un vocabulaire du Shang Shoung, qui a été forgé. On peut parfois le rapprocher du vocabulaire du shivaïsme tantrique du Cachemire, mais pas toujours.

Philippe Cornu

GRÉGOIRE

Tu aurais un exemple ?

PHILIPPE

Il y a des analogies… Par exemple, on parle de « sons, lumières, rayons », vocabulaire qui vient vraiment des bönpos ; mais le « son » fait penser au terme shivaïte « spanda », la vibration primordiale qui jaillit du “paramashiva”, le Shiva suprême.

GRÉGOIRE

En fait, dans le processus de traduction, il faut donc tenir compte des influences potentielles de plusieurs traditions et pratiques…

PHILIPPE

Il ne faut pas oublier que c’était des yogis qui s’échangeaient des informations et des mots de vocabulaire.

PAUL

Sous le règne de Trisong Détsèn, l’empire tibétain est très vaste, et ça circule beaucoup sur les routes commerciales. On sait par ailleurs que certains traducteurs n’étaient pas toujours nés au Tibet central, par exemple Yéshé Dé [5] était de Samarkande. Donc les connaissances linguistiques des traducteurs étaient sans doute plus vastes qu’on ne le pense.

GRÉGOIRE

Dans le monde moderne, on est habitué à distinguer très nettement les traditions : il y a « les chrétiens », « les musulmans », « les hindous »… et on ne voit peut-être pas assez les passerelles.

PHILIPPE

Alors que quand tu vas au Népal, tu vois bien que les lieux sont hindous et bouddhistes, consacrés à Gourou Rinpoché etShiva… et Gourou Rinpoché, si on regarde bien, a des attributs shivaïtes ! Les choix de traduction sont donc guidés par de nombreux facteurs !

 

Fin de la première partie de l’interview.

 

[1] VIIIème siècle

[2] Les traducteurs ont procédé à une réforme de l’orthographe tibétaine dans le but de la simplifier et de la standardiser en 816 sous le règne de Sénalèg (tibétain. : Sad-na-legs). Ils ont fixé les canons de ce qui a été appelé le tibétain classique.

[3] Les Dzogchèn bön et nyingma sont les deux principaux courants distincts de la Grande Perfection des grandes traditions tibétaines : la tradition bön prend pour origine le maître Tönpa Shenrab Miwo et est datée d’environ deux mille ans avant notre ère. Mais les datations varient entre les sources. Voir par exemple : John. V. Bellezza, gShen-rab Myi-bo. His life and times according to Tibet’s earliest literary sources. La tradition nyingma prend quant à elle pour origine le maître Garab Dorjé et est datée des environs du Ier siècle de notre ère. Mais, là encore, les datations varient. Pour un résumé, voir entre autres : John M. Reynolds, The Golden Letters. The Tibetan Teachings of Garab Dorje, First Dzogchen Master, Snow Lion, 2012.

[4] L’ancien royaume du Shang Shoung, berceau de la tradition bön, correspond aux régions actuelles du Ngari et du Ladakh (région de culture tibétaine occidentale). Pour en savoir plus : Chogyal Namkhai Norbu & Donatella Rossi, A History of Zhang Zhung and Tibet, volume 1, The Early Period, North Atlantic Books, 2013.

[5] Très important traducteur qui a traduit plus de 300 textes de la tradition bouddhiste.

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