Dans l’atelier du traducteur : L’espace de liberté et la triple exigence 1

Blog | Réflexions sur la traduction

Dans “Dans l’atelier du traducteur : L’espace de liberté et la triple exigence 1”, Paul nous parle de la triple exigence que tout bon traducteur doit immanquablement avoir… pour bien traduire.

La triple exigence

Une triple exigence de traduction permet aux grandes traditions de traverser les siècles. Elle permet à leur fondement, l’essence de la libération, de demeurer à travers les changements de langues et de cultures et même, pourrait-on dire, grâce à ceux-ci.

La triple exigence est : (1) correspondre au sens du mot, (2) à l’expérience qu’il désigne, et (3) que le mot et l’expérience soient immédiatement compréhensible pour le lecteur.

 

(1) La première exigence est en lien avec la préservation : correspondre au sens original du mot.

La première exigence semble la plus simple et, à certains égards, elle est la plus traditionnelle : un mot dans une langue correspond à un autre mot dans une autre langue. Les mots correspondent entre eux car ils ont le même sens et désignent la même réalité. Cette théorie de la traduction a servi à la traduction de nombreux textes sacrés : on y considère que l’essence spirituelle du mot réside dans l’étymon de la langue-source, et qu’il s’agit de trouver l’étymon correspondant dans la langue-cible pour que la traduction fonctionne.

Mais l’on comprend bien vite que cela devient plus ardu dès que l’on parle de réalités immatérielles, d’expériences psychiques, de rêves et d’expériences de méditation, de toute cette réalité ténue, subtile, échappant au palpable et révoquant l’objectivité tangible, pour déployer tout un univers pourtant vaste et riche de réalités contemplatives qui ne sont pas nées de la confusion mais bien au contraire, de la clarté. Comment, alors, traduire le mot exact ? Comment être certain qu’il s’agit de la même chose, quand on ne parle pas de choses ?

Une manière de résoudre ce problème consiste à ne pas traduire et à laisser le mot tel quel : ne pas traduire est un acte de traduction fort, un choix qui porte une vision à long terme. Il s’agit d’importer dans une culture un terme qui n’y préexistait pas, en espérant qu’elle l’adopte, lui ouvre les pages de ses dictionnaires, l’enseigne dans ses écoles. Parfois cela marche et le mot reste : en français comme en anglais, tout le monde connaît les séraphins et les chérubins. Ces mots ont été implémentés en Occident lors de la traduction de la Septante par un collège composé de 72 traducteurs. Cette traduction aurait été commanditée par le roi Ptolémée II sous l’incitation de Démétrios de Phalère, le fondateur de la bibliothèque d’Alexandrie. Ne trouvant pas l’équivalent grec de l’hébreu kerūv, ces traducteurs l’ont copié-collé tel quel.23 siècles après, nous l’utilisons toujours. Mais le terme kerūv lui-même proviendrait de l’assyrien kéroub où il signifierait « messager » ou « prieur », et désigne une sorte de taureau ailé et barbu placé à l’entrée des temples. Ce qui évoque les figures puissantes aux ailes de dix coudées qui, dit-on, ornaient le temple de Salomon et nous semble très loin des petits angelots et autres bébés ailés qui ornent nos églises chrétiennes. Alors, importation réussie ou traduction ratée ?

Dans la même veine, nous n’avons pas traduit le terme sanskrit buddha, qui est resté quasi tel quel en français ou en anglais. Était-ce une bonne idée ? Est-ce que cela a diffusé l’expérience et les pratiques associées à ce mot ? Cela a-t-il fait naître un nouveau pan culturel au sein d’une culture qui n’avait pas vu naître ce phénomène et n’avait pas de mots pour l’identifier ? Mais sommes-nous certains que nous n’avions pas les mots…?

Néanmoins, la gageure sera, pour le traducteur, de délivrer une partie du message expérientiel dans le sens premier du mot, son sens le plus évident et le plus naturel.

(2) La deuxième exigence est en lien avec l’adaptation : l’expérience que le mot désigne.

Les Occidentaux n’ont pas traduit le terme sanskrit buddha, mais les Tibétains, eux, l’ont fait. Il y avait une sacrée équipe de traducteurs, au VIIIème siècle, réunie autour de Vimalamitra, Bairotsana et les autres pandits, mais c’est un autre sujet. Donc, à cette époque-là, et peut-être même quelques siècles avant, du temps du légendaire Thönmi Sambhota, un traducteur malin, agile, a décidé d’expliciter le sens, ou l’expérience de ce que c’était buddha. En tibétain, ça donne sangsrgyas (prononcer “sangyé”). sangs (”sang”) veut dire dissipé, nettoyé, et rgyas (”gyé”) signifie développé, étendu, épanoui : c’est une pureté épanouie, un rayonnement sans trouble, un absolu qui peut tout sidérer. Philippe Cornu vous dira qu’on peut rapprocher cela du Dzogchèn, car on parle alors de l’expérience directe de la clarté luminosité fondamentale de la nature de l’esprit : il ne s’agit plus d’un concept vide et peu clair, d’une forme de mot qui n’est qu’un oripeau et dont on ne sait plus ce qu’elle désigne, mais d’un mot reforgé par le feu de l’expérience réelle. Cela répond dès lors à la deuxième exigence qui, on le voit, permet de sortir du mimétisme dangereux de la première exigence.

La deuxième exigence, l’exigence expérientielle, épaule la littéralité de la première et prévient les effets de dérive mémétique inhérents à toute tradition qui se diffuse dans le temps : que le rituel et la formule deviennent vides de sens, et la tradition se déprend de toute vitalité, car sa transmission n’est qu’une forme extérieure sans contenu ni force transformative réelle. Elle n’est plus un véhicule de libération des êtres, mais une prison supplémentaire où les sages ont été remplacés par des singes. C’est ce que la seconde exigence se doit d’éviter.

(3) La troisième exigence est en lien avec la transmission, le partage : être immédiatement compréhensible par le lecteur ou l’auditeur.

L’immédiateté est ici cardinale puisqu’elle permet à l’auditeur-lecteur de rester collé à l’expérience directe. Si le verbe est trop abstrus, trop compliqué, l’esprit décroche, l’expérience se perd, on nage dans les nuages. Le choix est donc déterminant : trop conceptuel, et l’on part dans des théories sans fin. Trop superficiel et on se dit que tout cela n’est que du vent. Trop ancien, et on ne comprend rien car le mot a disparu de la circulation. On tente un néologisme ? On risque un mot que personne n’a jamais utilisé…et que personne n’utilisera jamais. Il faut donc la jouer serrée pour trouver le bon mot qui fera mouche, en restant cool et clair. C’est le jeu de savoir rester en prise avec son temps, sa culture et ses tendances de fond, tout en y exposant quelque chose qui n’y est pas encore clairement inscrit.

Le choix du lexique dès lors se fera selon des critères de clarté, mais dans un registre simple, voire populaire. Au Tibet, les exemples abondent, et les pratiques les plus essentielles et les plus ultimes ont été traduites par des éléments les plus directement concrets de cette culture de montagne. (Voir notre article sur la traduction de trekchö et thögäl). Comme l’écrit Mila Khyèntsé, « les meilleurs enseignants sont celles et ceux qui enseignent non pas par rapport à ce qu’ils pensent, mais par rapport à ce que les autres pensent. »

Bien sûr, de nombreux termes de la tradition doivent être expliqués, commentés, dépliés, pour atteindre à une limpidité sans erreur. Néanmoins, la gageure sera, pour le traducteur, de délivrer une partie du message expérientiel dans le sens premier du mot, son sens le plus évident et le plus naturel. L’évidence naturelle, n’est-ce pas cela, en essence, le cœur de la Grande Perfection ? Et c’est cette essence primordiale que la triple exigence du traducteur doit convoyer au sein de siècles de mots.

Écrit par Paul Baffier

Paul, traducteur du tibétain en anglais et français. Il a été formé à l’INALCO et au Rangjung Yeshe Institute.

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