La cité de ma peur

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Écrit par Nils Derboule

Nils Derboule est un ingénieur généraliste et chef de projet qui étudie et pratique le Dzogchèn depuis plusieurs années tout en restant dans l'activité.

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Dans cet article, Nils nous explique comment nous pouvons apprivoiser la peur et l’utiliser pour révéler ce que nous sommes vraiment.

La cité de ma peur

Lorsque j’étais petit, j’avais peur des monstres sous le lit. Qu’un bout de pied ou une extrémité de main dépasse, c’était trop appétissant pour les créatures recluses sous le sommier : j’allais me faire attraper et entrainer de force dans les ténèbres… et certainement dévorer tout cru. Alors, je demandais à ma mère de laisser la porte entr’ouverte, et la lumière du couloir allumée. Cela ne changeait pas la présence des monstres, mais à tout le moins me rassurait : si j’étais assez vigilant pour m’en tenir strictement au rectangle de mon matelas, j’avais peut-être une chance d’en réchapper la nuit.

Le lit était ma forteresse, et je régnais sur ma peur. Un jeune châtelain un tantinet naïf, somme toute.

Car la cave était aussi effrayante que le dessous de mon lit. Y aller seul relevait de la bravoure. Entrer était déjà difficile, mais acceptable. En revanche, ressortir nécessitait d’éteindre la lumière et de tourner le dos aux ténèbres subitement revenues. Et avec les ténèbres… Autant vous dire que je fermais promptement la porte derrière moi et remontais l’escalier quatre à quatre ! Avec l’âge, le courage venait parfois, et je me forçais à gravir les marches à pas mesurés, à l’écoute de mon cœur qui battait la chamade et de la sensation qui me serrait le ventre.

“Nous sommes la cité de notre propre peur, et nous ne réalisons pas (encore) que cette peur est elle-même la radiance qui illumine l’espace de l’esprit” 

Dix, vingt, trente en plus tard, et me voici : affirmer que la peur n’est plus serait un orgueil bien mal placé. Car il suffit de ce moment entre chien et loup, lorsque l’orage gronde et que la forêt s’agite d’ombres et de froufrous, que l’on se demande si on a pris le bon chemin pour rentrer… pour qu’à nouveau on ressente cette sensation bien connue, dans les tripes, celle qui déjà tout petit allait et venait, allait et venait, allait et venait… La peur !

La peur n’est rien qui concerne quelqu’un d’autre que nous. Elle nous habite, nous fait agir et réagir – peut-être même nous sauve la vie. C’est le principe physiologique, n’est-ce pas ? Observer cette peur nous permet d’accepter ce qu’elle est : un pouvoir qu’on ne maîtrise pas. Et pourtant nous en sommes à l’origine ! Pour la tradition de la Grande Perfection, la peur est en première approche l’extension de l’ignorance. A l’aulne de ma propre expérience, je ne peux qu’acquiescer ! Car avec la lumière de la connaissance, elle disparaît de sous le lit, de la cave, de la forêt, de mon propre esprit.

Nous sommes la cité de notre propre peur, et nous ne réalisons pas (encore) que cette peur est elle-même la radiance qui illumine l’espace de l’esprit. Car il n’y a nul besoin de la combattre ou de la fuir : la peur, nous dit le dzgochèn (et nous le montre !), est en réalité la dynamique de l’esprit. Et même la plus suprême de toutes les peurs, celle qui règne sur toutes les autres et qui nous accompagne tout le temps, la bien nommée “peur de disparaître”, n’y échappe pas.

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L’un des plus grands maîtres Dzogchèn du XXème siècle, Jamyang Khyèntsé Chökyi Lodrö, était un peu peureux. A tout le moins a-t-on quelques témoignages allant dans ce sens : lors des nuits noires, il préférait se faire accompagner pour aller au petit coin situé à quelque distance de sa hutte de retraite. Et, dit-on encore, il avait peur des souris. Alors qu’il donnait un enseignement, dans le plus pur style traditionnel comme c’était l’habitude pour un lama de son rang, avec moult objets rituels, assistants, liturgies et gestes symboliques, il se retrouva soudain debout sur son trône en train de crier “Une souris ! Une souris !” tout en pointant du doigt un mouvement gris dans un recoin de salle. Et mon maître, qui racontait cette histoire, d’ajouter : “Une introduction à la nature de l’esprit par la peur, n’est-ce pas génial ?”

Alors, oui, la peur nous habite, on la ressent mille fois par jour pour mille raisons distinctes, même si la plupart du temps elle est tellement fugace que nous la percevons à peine. Elle teinte intimement et subtilement notre perception du monde. Elle est la brume persistante qui enveloppe la citadelle de notre esprit. Et tout autant est-elle le secret pour viser notre cœur, celui qu’on a tant de peine à révéler.

La peur n’est point à combattre, ni à fuir, ni à magnifier. Ce n’est ni notre ami, ni notre ennemi. L’apprivoiser et la connaître nous donne la force d’en voir sa véritable nature, et de l’utiliser pour nous ramener à ce que nous sommes. Les souris et autre phobie prennent alors une toute autre dimension pour nous.

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