S’escrimer (ou pas)
Écrit par Damien Brohon
Blog | Esprit et Dzogchèn | Réflexions sur la vie
Dans « s’escrimer (ou pas) » Damien montre que la maîtrise réside dans une présence détendue où l’action est perçue comme un rêve.
Série : Eté 2024
S’escrimer (ou pas)
C’est un adversaire de même niveau que moi, aussi l’issue de notre duel est-elle incertaine. Il se fend brusquement et manque de me toucher de son fleuret – moucheté certes – mais qui blesserait assurément mon amour propre. J’ai réussi à parer le coup et contre-attaque dans un même geste mais il sait bien vite envelopper puis repousser mon arme.
Perdre ou gagner. Il semble que cet assaut soit à l’image du reste de ma vie et peut-être de la vie tout court. Peur de perdre et espoir de gagner. Chacun de nos mouvements est motivé par cette alternative. C’est ce qui nous donne l’énergie de combattre et l’impression de vivre plus fort et… Aïe ! Je viens d’être touché ! Merde ! Pratiquer ce sport de gentilhomme me commande de prendre la défaite avec panache dans le style « Tout est perdu, fors l’honneur » [1] mais quel salaud quand même ! Il m’a bien feinté ! Je sens ma frustration monter et – avec la chaleur croissante du corps – comme un voile rouge recouvrir mes yeux. Rien n’est perdu ! Tu vas voir ! C’est reparti ! Mon honneur est en jeu ! Jusque dans les années 60, le bois de Boulogne à Paris a vu de beaux matins frais où l’on lavait son honneur dans le sang. Il semble qu’en 1967, Gaston Deferre et René Ribière furent les derniers, suite à un vif échange à l’Assemblée Nationale, à recourir à cette ordalie, à cette pratique à peine tempérée du duel judiciaire médiéval.
Il y a toujours un enjeu. Ce n’est jamais « juste du sport » ou « juste un jeu ».
“L’action, le ressenti du corps, les pensées et les émotions sont toujours présents mais ils apparaissent comme l’expression d’une luminosité rayonnante et libre de toute fixation“
L’escrime est le reflet de cette lutte incessante. Vies et morts symboliques, mais aussi physiques. Les duels d’antan pouvaient être meurtriers. On pouvait s’en sortir avec une méchante blessure ou des informations de première main sur l’après-vie et… re-aïe ! Ce sagouin semble profiter de mon élévation d’esprit pour multiplier ses fourbes attaques ! Un coup de Jarnac ou je ne m’y connais pas ! Cette attaque qui m’a touché au cou aurait pu – avec une vraie lame et sans protection – me sectionner la carotide. Je suis comme mort…. J’ai l’impression d’avoir des réflexes alourdis. Un peu lourd un peu gauche, déjà trop fatigué…. Je commence à penser à autre chose… les prochaines vacances… au bord de la mer… faire la planche… se laisser dériver paresseusement… un sport bien plus agréable que celui qui consiste à jouer les mousquetaires du Roy au vingt-et-unième siècle….
Puis… une impulsion soudaine…. Une orgueilleuse colère me réveille de cette rêverie. Je bous…. Et bondis ! Dans une attaque un peu folle. Et je le touche ! Victoire ! Bim ! Prends ça ! Et je revis ! Tout semble de nouveau possible et je sens dans mon corps une énergie renouvelée. Une légèreté et une force qui me guident vers l’horizon de la victoire. Ça me semble aussi réel que la lourdeur de l’instant d’avant. Et en poursuivant mon attaque toutes sortes d’images de moi glorieuses me viennent à l’esprit, réminiscences vagues de ces films de cape et d’épée où l’on est plus porté – mystérieusement – à s’identifier au chevaleresques vainqueurs qu’aux vils vaincus.
Et puis…. Blink ! L’éclat net et vif du choc entre les fleurets me sort de cette rumination mentale aussi incessante que mes gesticulations. J’en vois le caractère complément irréel. Ce qui ne m’empêchait pas, à chaque instant, de croire que c’était la réalité même… Comme un petit monde où tout vient confirmer mes a priori sur moi, les autres et la réalité, où je suis sûr que tout tourne bien rond (et en rond). Un cocon… qui vient de s’ouvrir et révèle un immense espace. Un silence intérieur se fait. Tout devient si clair. C’est comme si un capuchon avait été enlevé de ma tête et que je découvrais soudainement un vaste paysage depuis le sommet d’une montagne lors d’un lever de soleil étincelant.
Cette clarté m’évoque tout de suite le souvenir de mon maître d’arme. Celui qui m’a tout appris de l’escrime. Une instruction en particulier me revient à l’esprit : « La poignée de ton arme à peine tu dois tenir… » (sa syntaxe curieuse donnait encore plus de relief à ses conseils) « … relâché, relâché, mais attentif, attentif ; le but tu dois oublier. ».
En enseignant cela il nous apprenait à relâcher la croyance naïve que nous portons à nos constructions mentales. Il nous montrait que nous pouvions détendre cette intense crispation sur nos victoires et nos défaites. Il désignait la nature de la réalité vaste, libre, lumineuse et omniprésente… toujours à portée d’un regard lucide, quelles que soient les circonstances.
Toute cette histoire de duel me semble alors être comme un rêve. Je continue à m’y impliquer. Avec présence mais sans tension. Relâché et attentif. L’action, le ressenti du corps, les pensées et les émotions sont toujours présents mais ils apparaissent comme l’expression d’une luminosité rayonnante et libre de toute fixation. C’est comme dans un rêve lucide où je sais que je rêve. Rien de ce qui advient n’est ignoré. Rien de ce qui se produit n’est saisit comme réel.
Jusqu’au moment où je suis distrait de cette reconnaissance et là de nouveau tout redevient très tendu. Comment est-ce que c’est venu ? À la manière de ce qui se passe parfois dans un rêve lucide : un détail du rêve est investi d’une réalité particulière parce qu’il est fascinant ou irritant. Et le rêveur oublie qu’il rêve… et croit vivre la réalité même alors qu’il ne fait que se perdre dans ses propres projections…. Et c’est reparti ! Là c’est le sourire de mon adversaire qui m’a semblé provoquant, moqueur, ironique, et la colère m’a de nouveau habité et tout est redevenu très réel !
D’où l’importance de sans cesse revenir à l’instruction. Nos habitudes de distraction sont si fortes, qu’il est nécessaire – sans cesse – de se rappeler… de se rappeler. Ceci réside au cœur même de l’entraînement de l’escrimeur de la Grande Perfection.
Tout ce qui se produit dans notre expérience – qu’elle soit bonne ou mauvaise, agréable ou désagréable – est l’expression vide et lumineuse de notre nature primordiale. Chaque instant est l’occasion de le reconnaître. Chaque moment offre l’opportunité de nous libérer de notre errance.
« Ho ! Les apparences en devenir, l’errance cyclique et l’au-delà des tourments n’ont tous qu’une base mais ont deux chemins et deux Fruits. C’est l’évidence primordiale…ou pas ! Quel prodige en tous les cas ! » [2]
[1] François Ier après la défaite de Pavie en 1525. BACK
[2] Traduction du kun bzang smon lam stobs po che (Le puissant chemin de souhaits de Samantabhadra) par le comité de traduction Dzogchen Today! BACK
Retrouvez les autres articles de la série : Cérémonie d’ouverture – Nenikekamen! – Lancer le marteau – Le grand bain – L’aviron de la Grande Perfection – Tireur d’élite
Plus d’articles
La grande paix naturelle
Dans “La grande paix naturelle”, Johanne évoque le début d’un chemin, qui n’est ni un commencement ni un chemin…
Un (faux) départ
Dans “Un (faux) départ”, Mila Khyentse parle des deux chemins dans la tradition du Dzogchèn et des deux jambes nécessaires pour les arpenter.
Cérémonie de clôture
Dans «cérémonie de clôture» Maréva marque la fin des JO, comme la mort marque la fin de cette existence et la possibilité d’un nouveau départ.