L’atelier du traducteur  4

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Écrit par Paul Baffier

Paul, traducteur du tibétain en anglais et français. Il a été formé à l’INALCO et au Rangjung Yeshe Institute.

Blog | Réflexions sur la traduction

Dans cet article « L’atelier du traducteur 4, La forge du lexique 3, Prends soin de ton lecteur » Paul parle de traduire pour les lecteurs.

L’atelier du traducteur 4 : La forge du lexique 3

Prends soin de ton lecteur

Adapter sans trahir… Nous l’avions évoqué dans notre article L’ermitage du mandarin et l’appartement du yogi, et Grégoire Langouet l’a théorisé dans La traduction comme adaptation. L’adaptation est affaire de transmission et de partage : il faut savoir être fidèle au sens sans être obnubilé par la lettre, et faire passer l’expérience sans intellectualiser le sens. Le célèbre dicton traditionnel l’exprime ainsi :

Appuie-toi sur le sens et non sur les mots.

Ainsi en est-il de deux termes-clé du Dzogchèn tibétain, pays de montagnards coupeurs de bois et de franchisseurs de cols en haute altitude : « trekchö » (khregs chod) et « thögal » (thod rgal).

« La lisibilité reste quoi qu’il en soit le facteur cardinal de toute traduction ainsi que le professeur de l’université de Princeton David Bellos l’a joliment exprimé dans sa conférence Be kind to your reader (« Prends soin de ton lecteur »). »

 

Trekchö (khreg chod)

Chögyal Namkhai Norbu écrit dans Dzogchèn et Tantra que trekchö « signifie « libérer en tranchant » ; comme les baguettes étroitement attachées d’un fagot se déploient librement quand on en coupe le lien, on se relaxe totalement. » Jigmé Lingpa dans son Trésor des Précieuses Qualités précise : « Trekchö fait se dissoudre les éléments internes, ils se défont ». “trek” signifie en effet « fagot » ou « boisseau », c’est-à-dire un ensemble de branches ou de morceaux de bois rassemblés ; “chö” est un verbe résultatif qui signifie que quelque chose se tranche, est coupé (ce n’est donc pas ici le verbe causatif couper ou trancher qui nous dirait que quelqu’un fait l’action). Il y a donc un fagot qui est tranché, qui se délite. Ma grand-mère, dans son patois bourbonnais, dirait qu’il s’ébouelle (ce qui signifie bien ici qu’il tombe en morceaux et non que ses entrailles lui sont arrachées comme c’est le cas en patois genévois, bonjour à nos amis suisses !). Donc le fagot s’ébouelle. Doit-on pour autant traduire comme cela, littéralement ? Face à une population mondiale majoritairement urbanisée, le terme serait-il bien reçu ?

On pourra trouver une première solution dans la traduction anglaise « cutting through rigidity » (en français, « couper à travers la rigidité »), qui fournit une synthèse de l’expérience et du sens des mots : le bois du fagot est abstractisé dans la rigidité, être coupé redevient le verbe causatif couper, ce qui peut laisser entendre qu’il y a derrière cette expérience une forme d’effort mental ou physique, ce qui n’est pas le cas.

On pourra également faire remarquer une autre proposition intéressante, « breakthrough » (en français, à la fois « découverte » et « percée ») : un seul mot bisyllabique, comme le tibétain, portant en lui à la fois les aspects de brisure, de découverte novatrice ou libératrice, et plus subtilement de plafond de verre, de limitation illusoire qu’en fait, il n’est même pas besoin de détruire.

Ainsi se délie le boisseau de notre illusion : c’est le chemin de l’émergence et de l’effondrement simultané des pensées, le chemin de la pureté primordiale. Comme la nature fondamentale est libre de toute souillure, elle est au-delà de toute libération : voilà pourquoi il n’y a rien à couper (gcod, “chö”) délibérément et que tout se coupe (chod, “chö”) déjà de soi-même. Le fagot s’ouvre et montre qu’il était vide depuis le début. Les branches s’éparpillant, la forme et la taille du fagot passent au-delà des caractéristiques, libre d’intention, de but et de résultat.

Au comité de traduction Dzogchen Today!, nous avons proposé “dénouer la fixation”.

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Thögäl (thod rgal)

Chögyal Namkhai Norbou écrit que cette pratique « signifie « au-delà de l’ultime ». Le terme « thö » désigne une hauteur, un sommet que l’on franchit, « gäl », but illusoire et spontanément dépassé où l’objectif est atteint immédiatement, en sautant les étapes.

La pratique de « thögäl » est liée à « lhundroup » (lhun grub, prononcer “lhundroup”), « l’accomplissement spontané ». Le terme existe en sanskrit, anābhoga, et Chénique écrit que l’on pourrait le traduire « sans contorsion », ce qui évoque la fameuse image dzogchèn décrivant l’expérience de la libération naturelle, “rangdröl” (rang grol) : un serpent qui déroule ses nœuds en toute aisance.

On le voit, l’image est intimement liée au paysage de l’Himalaya, et son commentaire renvoie à la culture indienne, pleine de serpents danseurs. Si vous habitez dans les bayous ou si vous jouez à Bullit sur les collines de San Francisco, vous aurez une idée de quoi on parle, mais si vous êtes comme moi un habitant du plat pays, l’image risque de ne pas vous frapper.

Une des traductions habituelles de ce terme fondamental est, en anglais, « leap-over » (en français, le « bond par-dessus » ou « le saut au-delà »). Elle a le mérite d’être simple et de traduire les deux parties du mot d’origine. Avec le comité de traduction de Dzogchen Today!, nous avons tenté, dans la même veine, « le saut immédiat ».

L’adaptation aux normes et représentations culturelles d’une époque et d’un lieu est ainsi indispensable tant il est parfois impossible d’en rester à une traduction littérale. L’autre solution, plus érudite mais toujours possible, est de traduire littéralement le terme puis de combler le manque de compréhension avec toutes sortes de notes en bas de page expliquant l’arrière-fond culturel des termes.

La lisibilité reste quoi qu’il en soit le facteur cardinal de toute traduction ainsi que le professeur de l’université de Princeton David Bellos l’a joliment exprimé dans sa conférence Be kind to your reader (« Prends soin de ton lecteur »).

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