La montagne est vivante ! 3
Écrit par Paul Baffier
Blog | Culture et traditions
Dans «La montagne est vivante ! 3» Paul évoque l’incidence de la montagne sur la vie humaine et la redéfinit parmi les autres formes d’êtres.
La montagne est vivante ! 3
Force des êtres et souffle du lieu
Les Cinq Tseringmas, les Douze Tenmas, Machen Pomra, Nyanchen Thanglha… le panthéon chtonien des Himalayas regorge de déités territoriales dont les noms et les prières sont connus et invoqués : à chacune son texte, sa liturgie, son domaine d’activité.
Dans la perspective où le paysage est vivant et chargé d’instructions qui rappellent l’expérience fondamentale de la nature de l’esprit, les connaissances chtoniennes, nées d’une perception directe et d’un rapport entier avec les forces du vivant, ont été intégrées aux principes de pratique de la Grande Perfection : comment faire autrement puisque l’expérience de la nature de l’esprit est étroitement liée à la fine perception de l’énergie vitale qui imprègne le corps des êtres ?
Tous les êtres ayant un souffle vital (srog, prononcer sok), les montagnes ont donc un principe de vie à la mesure de leur étendue physique : elles sont moins individus que pays, moins personnes que terres d’accueil. « Pilier du ciel », « nombril de la terre », le grand tibétologue Stein raconte ainsi que les épithètes attribuées au héros mythique Gésar de Ling sont également données aux déités-régions. Les traditions les tiennent donc à la confluence des mondes souterrains et célestes, dans une fonction d’axis mundi (centre axial du monde) **ou d’omphalos (commencement du monde, nombril de la terre).
« Le mont vivant est donc partageux au point que tous les êtres présents sur son sol partagent un peu de son souffle. Il est un être-monde nourricier qui impulse une énergie bénéfique dans tout le vivant qui se manifeste sur ses flancs. »
La culture orale des nomades rapporte que l’axe vertical (srog shing, prononcer sogshing) de la montagne, situé en son cœur, correspond au canal central subtil (dbu ma, prononcer ouma) de l’énergie vitale de l’être l’humain. Mila Khyentse explique qu’on utilise le terme srog rtsa (prononcer sogtsa) pour les lieux mondains, et que dbu ma est plutôt utilisé pour parler des stoupas. Géographie sacrée et physiologie spirituelle se rejoignent alors dans une compréhension bioénergétique : les êtres qui vivent dans la proximité du puissant souffle vital (srog) de la montagne voient leur durée de vie rallongée et leur santé améliorée par l’émission de sa force protectrice (rlung rta, prononcer loungta).
Cette forme de bienveillance accompagne tous les êtres présents sur le territoire, particulièrement les troupeaux, fondement des moyens de subsistance de la société nomade. Bellezza écrit ainsi dans son maître-ouvrage, Divine Dyads, Ancient Civilization in Tibet, que « la santé, la fécondité et la durée de vie des moutons, chèvres, yaks et chevaux des nomades dépendent du srog et sont considérées comme directement liées au pouvoir protecteur de Nyanchen Thanglha ». [1]
Le mont vivant est donc partageux au point que tous les êtres présents sur son sol partagent un peu de son souffle. Il est un être-monde nourricier qui impulse une énergie bénéfique dans tout le vivant qui se manifeste sur ses flancs. Mais ce processus peut aussi être inversé lorsque le comportement d’un être est perçu négativement par la montagne, qui a alors le pouvoir d’endommager le souffle vital du transgresseur.
John Vincent Bellezza rapporte dans son livre que « ces derniers temps, les gens de la région craignent de plus en plus que [Nyanchen Thanglha] ne soit irrité par la libéralisation économique et par le fait qu’il n’ait pas été en mesure d’assumer ses responsabilités. L’exploitation minière, l’exploitation commerciale des plantes et le développement d’agglomérations modernes sont une grave préoccupation pour la montagne. En tant que roi de la terre et de ses ressources naturelles, [Nyanchen Thanglha] considère ces activités comme un affront à son bien-être et à sa dignité. Certains [nomades] prétendent que, par conséquent, [Nyanchen Thanglha] menace de provoquer une catastrophe dans le pays. Il existe une crainte commune qu’à mesure que la dégradation de l’environnement s’accroît, le risque de catastrophe augmente également. »[2]
Dans ce contexte où le souci écologique se fonde dans la perception du souffle vital du vivant, plus essentiel encore est le « la » (tib. : bla). Le « la » est difficile à définir : il est distinct du souffle vital (srog) car il est moins la dynamique changeante du courant de conscience que sa persistence psychoénergétique, sa force essentielle.
Bellezza écrit : « Non seulement les êtres de chair et de sang et les esprits servent de support ou de réceptacle au bla, mais aussi les arbres, les rochers, les montagnes, les lacs, les pierres précieuses et d’autres objets qui sont appelés bla gnas [prononcer “lané”, résidence du bla]. […] Les personnes et les divinités ont souvent des animaux support du bla (bla gnas kyi sems can, prononcer la né ki sèmchèn), qui servent de protecteurs et de réceptacles de leur force d’âme. Les animaux bla comprennent les tigres, les lions, les oiseaux, les ours, les yaks, les loups, les cerfs et peut-être les dragons. La croyance dans le bla est extrêmement ancienne et peut être liée à des croyances totémiques archaïques. »[3]
Ainsi, les êtres entre eux, en toute intime interdépendance, peuvent devenir les garants de leur propre survie, dans une interpénétration psycho-énergétique bien plus forte que ne le laisse supposer la séparation matérielle de corps distincts et individualisés.
Plus particulièrement, certains lieux sont considérés comme les réceptacles de toute une population vivant en symbiose avec un territoire donné. Une culture, dès lors, n’est plus seulement un ensemble d’idées manifestées dans des coutumes et des savoirs vivres, c’est un bio-rythme territorial, un même battement de cœur. Le lac Yamdok (yar ‘brok), par exemple, est dit abriter la force de vie de tout le peuple tibétain ; s’il venait à s’assécher, on dit que toute la population du Pays des Neiges mourrait.
De quoi s’inquiéter pour nous, Occidentaux, dont les lacs et les cours d’eau sont une force de vie qui diminue en ces temps de sécheresse mondiale intense. À l’heure des grands incendies qui font disparaître des forêts entières, allons-nous nous aussi disparaître ? Ou pire… nous transformer en humanité-zombie, privés de force de vie ?
Il nous faut dès lors renouveler nos vues et ré-interroger les mots : « animisme », « déité locale », « propitiation des esprits du lieu »… Derrière les termes faussement complexes ou archaïsants se trouve un savoir spirituel du vivre ensemble qui révèle une connaissance très concrète de la place de l’humain dans son milieu naturel : toute petite, mais pas insignifiante.
Toute petite, car quiconque s’est un jour retrouvé seul face à un ours ou un loup, sait qu’il n’est pas grand chose face à la force brute et souveraine d’un animal. C’est le genre d’expérience qui vous remet à votre place parmi les autres êtres qui participent au vivant : pas supérieur, juste l’un des leurs.
Pas insignifiante, car par son savoir profond où l’immanent et le transcendant s’ouvrent au vivant, l’humain peut influer d’une façon décisive sur cet univers aux multiples strates, visibles et invisibles.
[1] John Vincent Bellezza, Divine Dyads, Ancient Civilization in Tibet, p.31 BACK
[2] John Vincent Bellezza, Divine Dyads, Ancient Civilization in Tibet, p.32 BACK
[3] John Vincent Bellezza, Divine Dyads, Ancient Civilization in Tibet, p.33
Cette série d’articles est tirée de quelques lectures essentielles:
The Cult of Pure Crystal Mountain: Popular Pilgrimage and Visionary Landscape in Southeast Tibet, Tony Huber
Divine Dyads, Ancient Civilization in Tibet, John Vincent Bellezza
Oracles and Demons of Tibet: The Cult and Iconography of the Tibetan Protective Deities, René Nebesky-Wojkowitz
Retrouvez les autres articles de la série ici : La montagne est vivante ! 2 La montagne est vivante ! 1
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