La montagne est vivante 2

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Écrit par Paul Baffier

Paul, traducteur du tibétain en anglais et français. Il a été formé à l’INALCO et au Rangjung Yeshe Institute.

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Dans “La montagne est vivante 2” Paul parle des Yul lha comme des divinités-régions, protectrices des êtres et des enseignements.

La montagne est vivante 2

Maîtres du sol, maître de l’esprit

Les écrits anciens parlent de quatre Monts-Rois au Tibet. Chacun est relié à une tradition ancestrale, à un personnage mythique ayant façonné l’histoire tibétaine: les rois, Padmasambhava, ou le roi mythique Gésar de Ling.

Nyanchen Thanglha est l’un de ces monts souverains. On raconte qu’à l’arrivée du maître indien Padmasambhava au Tibet, Nyanchen Thanglha apparut sous la forme d’un immense serpent blanc et déploya ses anneaux sur plusieurs régions du Tibet en une énorme démonstration de puissance. Padmasambhava entra alors dans une intense absorption méditative, déployant la force de la nature absolue de l’esprit : Nyanchen Thanglha risquant de périr, se soumit à la puissance de cette concentration. Il se transforma alors en un enfant portant des vêtements blancs et un diadème turquoise, et offrit au maître le coeur de son souffle vital (tib. : srog snying, prononcer sognying). En retour, Padmasambhava lui donna un nom initiatique et fit de lui un protecteur assermenté, en charge de garder l’enseignement qu’il allait répandre au Tibet.

“Les yul lha sont les souverains d’un territoire qui est géographiquement déterminé. Souverains, car ils y règnent en ayant pouvoir sur les éléments : ils sont capables d’y modifier la météo, d’y déclencher des calamités, ou bien d’y accroître les récoltes en intensifiant le développement des végétaux.”

Peu après, le protecteur se changea en homme pour aller à la rencontre de l’empereur Trisong Detsen, auquel il rendit hommage. Interrogé sur sa conduite, il expliqua que lui et l’empereur étaient liés de quatre façons différentes : ils étaient des protecteurs des quatre régions du Tibet central, ils étaient des êtres d’une grande fidélité, ils étaient des êtres d’une grande modestie, ils possédaient de grands mérites. Padamsambhava lui ordonne alors de veiller sur la lignée de l’empereur. Nyènchen devient alors le « koula » (sku lha/sku bla), la déité vitale tutélaire de l’empereur.

Ce récit est un bon exemple de ce qu’est un « yul lha » : pas seulement une « déité locale », mais peut-être plutôt une « déité-région ». Un genius loci, un « esprit du lieu »… On multiplie les qualificatifs pour approcher dans nos langues occidentales ces êtres élémentaires qui, nous le sentons encore, sont « maîtres du sol » sur les terres où nous habitons. Comme l’histoire de Padmasambhava et de Trisong Detsen le montre, les « déités-région » ont des liens complexes, ambivalents, mais très profonds avec les êtres humains. Ils ne sont pas dévolus à une fonction unique, mais possèdent eux aussi une histoire, une trajectoire personnelle susceptible d’évolutions et de retournements spirituels.

Ils sont les souverains d’un territoire qui est géographiquement déterminé. Souverains, car ils y règnent en ayant pouvoir sur les éléments : ils sont capables d’y modifier la météo, d’y déclencher des calamités, ou bien d’y accroître les récoltes en intensifiant le développement des végétaux.

Investis de ce pouvoir territorial, les « maîtres du lieu » (gzhi bdag – on les a vulgarisé comme “maîtres du sol”) possèdent ainsi une sorte de gouvernance sur la destinée des êtres qui naissent, résident ou ne font que passer sur leur territoire. Les déités territoriales sont ainsi considérées comme les protectrices de la vitalité et de l’invulnérabilité du pays sur lequel ils règnent ; de même des personnes, des animaux et des esprits, bénéfiques ou nuisibles, qui les habitent. Ils sont les gardiens de la santé, de la bonne fortune, de la renommée, de la prospérité, du succès, du bonheur, de la stabilité et de la force. Ils ont le pouvoir d’accroître ces qualités vitales ou de leur nuire : tantôt bienveillants, tantôt terribles, ils connaissent la dualité d’humeur que nous retrouvons en nous, les êtres humains.

Ils ont des formes impressionnantes quand ils se manifestent physiquement : serpents géants, guerriers montés à cheval et portant des armures, jeunes hommes aux atours divins, brandisseurs de foudre ou détenteurs de joyaux, humanoïdes thériomorphes, géants noirs aux yeux de feu, c’est tout un monde de l’invisible, à la richesse infinie, pourtant moins chaotique qu’il n’y semble au premier regard car non-dénué de logiques, de hiérarchies et de lois…

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En effet, la montagne-esprit a aussi un coeur (une grotte par exemple), un centre vital qui contient ses trois principes: son souffle vital (srog, prononcer sog), son esprit (sems, prononcer sèm) et sa force essentielle (bla, prononcer la). Les yogis y viennent renforcer leur pratique méditative car ces sanctuaires chtoniens possèdent une qualité tellurique profonde. Cette énergie vivante est néanmoins sauvage, et le yogi peut faire face à de nombreux obstacles et blessures s’il ne parvient pas à la dompter. Le ventre des montagnes est donc centre de culte, le lieu d’un savoir sauvage à comprendre et à intégrer.

Souvent, les histoires montrent les esprits des lieux dans toute leur férocité, très peu enclins à se laisser conquérir par l’homme : ils manifestent des pluies torrentielles, des tempêtes de neige,  des orages foudroyants, leurs lacs se mettent à bouillir — nos récents évènements climatiques (inondations, grêles et incendies) peuvent nous laisser entrevoir la puissance destructrice d’une montagne en colère — et il faut toute la puissance d’absorption méditative d’un pratiquant spirituel accompli pour convaincre ces puissants esprits à un retour au calme. L’histoire tibétaine regorge de récits où cette géographie vivante est certes domptée, mais aussi comprise par la connaissance de la nature de l’esprit. De quoi nous inspirer ?

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On pourrait croire dès lors que tout cela nous renvoie à des formes de religions primitives fondées sur des superstitions météorologiques, des peurs aveugles. Rien n’est moins vrai.

Étudiant les évolutions historiques du Bouddhisme et du Bön au Tibet, les chercheurs (Bellezza, Namkhai Norbu, Nebesky-Wojkowitz…) montrent que ce savoir animiste pré-existait à l’expansion de ces deux religions au Pays des Neiges, et que non content de n’avoir pas été effacé comme une vieille croyance inutile, il a perduré à travers la structuration et l’évolution des pratiques spirituelles, en étant complètement intégré, digéré et remodelé.

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À ce titre, comme dans l’histoire où Padmasambhava dompte Nyanchen Thanglha, toute déité locale possède un nom secret et se voit attribuer une forme déterminée pourvue d’attributs distincts mettant en évidence ses qualités et activités ; des liturgies l’invoquent, le propitient et lui rappellent ses engagements de protection du lieu et des communautés d’êtres qui y vivent. Il existe ainsi des textes de pratique rituels qui permettent d’entrer en lien avec la déité d’une manière précise et effective, dans un protocole codifié qui ramène toujours l’esprit du pratiquant vers la dimension absolue de la nature de l’esprit.

Car s’il est vrai que les demandes humaines sont parfois triviales, il n’en demeure pas moins que toute pratique de concentration se débute et se termine par le contact avec la nature ultime de la réalité, mettant en lumière le caractère illusoire de toute demande.

Par ailleurs, certains humains aux qualités bien particulières sont parfois désignés par telle ou telle déité territoriale pour lui servir de médium… L’homme ou la femme (lha pa ou lha mo) entre alors en transe, et saisi d’une force surhumaine, se met à parler d’une voix étrange : la déité-région énonce alors quelques commentaires prophétiques, à même d’aider la communauté du territoire dont il a la charge.

Enfin, le lien entre déité locale et pratique spirituelle humaine se prolonge à travers les générations : de même que Nyanchen Thanglha devint la « déité tutélaire » (sku bla) de l’empereur Trisong Detsen, il n’est pas rare qu’un « yullha » devienne le protecteur d’une famille ou d’un clan (ris rgyud lha, prononcer rigyu lha)…jusqu’à en être parfois considéré comme la déité ancestrale (mes lha, prononcer mé lha). Extraordinaire intégration de l’humain à son environnement, s’y voyant lié d’os et de sang à un ancêtre-dieu chtonien.

Pour en savoir plus, lisez notre premier article de la série.

Cette série d’articles est tirée de quelques lectures essentielles:

The Cult of Pure Crystal Mountain: Popular Pilgrimage and Visionary Landscape in Southeast Tibet, Tony Huber

Divine Dyads, Ancient Civilization in Tibet, John Vincent Bellezza

Oracles and Demons of Tibet: The Cult and Iconography of the Tibetan Protective Deities, René Nebesky-Wojkowitz

 

 

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