Chats et singes
Écrit par Paul Baffier
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Dans sa biographie du maître dzogchen tertön Jamyang Khyèntsé Wangpo, Jamgön Kongtrul compare les pratiquants à des singes et à des chats.
Chats et singes
Dans un passage de sa biographie de Jamyang Khyèntsé Wangpo, Jamgön Kongtrul compare les pratiquants spirituels à des singes et des chats.
C’est à la fin d’un passage qui cible notre tendance trop humaine à blablater de façon négative sur nos semblables. Nous avons toujours quelque chose à dire, une petite critique à trouver : c’est une façon d’exercer notre colère-aversion en utilisant la parole. Au passage, on oublie tous nos travers personnels, on excuse nos défauts et, pleins de complaisance, on se centre sur l’autre qui, lui, a une poussière dans l’oeil quand nous y avons une poutre.
Donc, dans notre pratique spirituelle — qui se confond avec notre vie de tous les jours — nous oscillons entre l’attitude « singe » et l’attitude « chat ».
Notre singe intérieur est celui qui, plein d’ignorance et de confusion, imite sans cesse son semblable. Nous sommes les miroirs les uns des autres, et sans savoir ce qu’il faut faire exactement — c’est notre absence de clarté — nous nous contentons, rassurés, d’imiter. Ce « faire-pareil » n’a rien de profond car il n’est centré ni sur une compréhension née de la réflexion-digestion des enseignements, ni sur l’expérience directe née des pratiques de concentration. C’est un « faire-pareil » simiesque puisqu’il s’appuie sur les conventions extérieures, sur « ce qui se fait », sur « tout le monde fait comme ça », etc. Il ne mène nulle part sur un chemin spirituel puisqu’il ne conduit qu’à figer la pratique dans des conventions mort-nées, dans des formes culturelles qui sont des ersatz de libération. Nous l’avions évoqué dans l’espace de liberté et la triple exigence. L’espace du singe est un espace où l’on ne sait pas pourquoi l’on fait ce que l’on fait.
“Bien souvent j’ai entendu Mila Khyentse dire qu’il ne fallait pas nous leurrer nous-mêmes, qu’il fallait, sans cesse, continuer d’interroger notre pratique, et ne jamais faire du remède un poison.”
Notre chat intérieur, lui, est celui qui fait semblant de n’avoir besoin de rien (merci à Matthew Akester pour l’explication, qu’il a recueillie auprès d’un lama du Kham). Oui, vous savez, c’est bien le style des chats. Ils sont là, sur le rebord de la fenêtre, un peu indifférents, un peu déjà en-dehors de la maison mais quand même toujours dedans — entre deux mondes, pas vraiment concernés. Leur attitude montre qu’ils n’ont pas besoin de vous, qu’ils sont autonomes, qu’ils peuvent se débrouiller tout seuls. Mais rien n’est moins vrai. Eux aussi sont en recherche d’amour, de caresses, de nourriture terrestre et céleste. De même, nous rencontrons aussi souvent en nous ce pratiquant « chat » qui croit n’avoir besoin de rien, qui se passe de tout conseil, qui croit avoir tout compris, qui trace sa route, qui n’a dieu ni maître, qui a digéré la sagesse du monde, qui n’a besoin d’aucun guide, d’aucun site sacré, d’aucun rituel, d’aucune tradition. Il pratique une « autonomie » qui a l’égo pour maître, l’erreur comme chemin et la déception comme résultat. L’espace du chat est un espace où l’on est persuadé de très bien savoir ce que l’on fait.
Bien souvent j’ai entendu Mila Khyentse dire qu’il ne fallait pas nous leurrer nous-mêmes, qu’il fallait, sans cesse, continuer d’interroger notre pratique, et ne jamais faire du remède un poison. Ces temps-ci j’ai bien l’impression que la pratique de la Grande Perfection fait d’abord aller de désillusion en désillusion ; mais que c’est en pelant ses couches d’oignon qu’on peut retrouver la vérité vide et vive. Et que, dans cette vivacité vide, l’espace de confusion du singe et du chat est transformé en chemin de libération.
C’est pourquoi il est nécessaire de remplacer notre attitude de macaque et de félin ordinaires, par les attitudes non-ordinaires du singe et du chat de la Grande Perfection.
Le singe de la Grande Perfection a pour proverbe « fake it until you make it ». Se concentrant sans cesse sur la clarté-luminosité, il y aspire de toutes ses forces ; sa dévotion est grande, son enthousiasme est sans faille ; il imite tout ce qu’il peut apprendre avec grande joie ; petit à petit, il devient plus sage. Il arpente le chemin graduel de l’apprentissage progressif et va sans cesse de l’avant, de pirouette en pirouette. Tous les enseignements sont pour lui une nouvelle branche d’arbre où se balancer, il prend les exercices pour des jeux, et son savoir grandit. Un jour, il ne feint plus. Ça y est. Il n’y a plus un phénomène qui ne soit Grande Perfection. La forêt s’ouvre à lui.
Le chat de la Grande Perfection quant à lui — sourit.
c’est le chat du bond immédiat [1]
il saute en un instant au-delà
plutôt que de se décrire,
car il n’y a rien à dire,
il laisse à Rilke
le bout de sa queue :
« Qui connaît les chats ? Se peut-il, par exemple, que vous entendiez les connaître ? J’avoue que, pour moi, leur existence ne fut jamais qu’une hypothèse passablement risquée. […] Parfois, le soir, au crépuscule, le chat du voisin saute à travers mon corps, en m’ignorant, — ou pour prouver aux choses ahuries que je n’existe point. » [2]
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