Autour d’un bol de soupe

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Ecrit par Paul Baffier

Paul, traducteur du tibétain en anglais et français. Il a été formé à l’INALCO et au Rangjung Yeshe Institute.

Blog | Réflexions sur la vie | Témoignages de la vie quotidienne

Cet article illustre l’espace de la coloc’ avec Grégoire et Paul pour désapprendre ses habitudes… autour d’un bol de soupe !

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Autour d’un bol de soupe

PAUL : ” Ce qui est génial, en colocation, c’est que tu n’es pas souverain. Tu ne règnes pas sur ton territoire, tu dois le partager, rentrer dans des cohabitations, des dialogues, des « syncrétisations ». Tu partages l’espace et tu dois désapprendre cette injonction presque animale « ici c’est chez moi et pas chez toi ». Du coup, on s’est dit qu’on allait partager aussi l’espace de l’article, cette page où l’auteur se croit trop souvent « maître en son vaisseau ». Qu’est-ce que tu en penses ? Tu veux manger avec moi, ce soir ? J’ai fait une soupe. “

GRÉGOIRE : “Excellente idée ! Mais pour la soupe, je préfère qu’on remette ça à une autre fois. Là, je dois me concentrer sur mon travail et préfère manger tout seul. Même en colocation, on n’est pas sociable tous les jours…”

PAUL : “Ok, je t’en mets un peu de côté au frigo.”

” Ah, ça sent le vécu ça ! Un autre aspect de la vie colocative qui me semble très enrichissant, même si c’est difficile, c’est qu’avec le temps on se voit mieux soi-même. On n’a pas le choix.”

 GRÉGOIRE : “Merci. C’est très gentil. Discutons un peu quand même par contre !
C’est certain que l’aspect presque animal du territoire : “c’est chez moi”, “c’est à moi”, est largement questionné lorsque l’on cohabite avec d’autres personnes, que l’on vit en collectif ou en communauté. Mon bol préféré offert par ma grand-mère finit par devenir la gamelle du chat. Le manche du beau et précieux couteau que mon frère m’a offert pour Noël se brise à cause d’un usage, disons… vraiment pas adapté. Je vous passe les détails rocambolesques ! Et pour finir, on le jette même sans aucun remords à la poubelle… Alors la vie colocative, c’est clair que ça fait travailler sur soi. Par exemple, sur l’attachement que l’on a très souvent à “nos” affaires, à “notre” territoire ; à “mon-chez-moi-à-moi”.

 

PAUL : “Dans toutes les colocs que j’ai traversées ces quinze dernières années, j’ai en effet toujours observé ma faculté, malgré le changement d’environnement, à y apporter mon propre espace, à la fois intérieur (mes émotions, mes habitudes, mes projections), et extérieur (mes objets, mes meubles, ma manière de ranger). Moi qui croyais changer d’espace ! À chaque fois je recréais le même, juste assez différent pour pouvoir recommencer de répéter, d’obtempérer aux mêmes schémas, injonctions, émotions et habitudes de vie que j’avais d’abord observés dans la première de toutes mes colocs : chez mes parents !”

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Dzogchentoday- One bowl of soup @marevabernard

GRÉGOIRE : “Et sur l’occupation de l’espace lui-même — physique, mais pas que… — on doit souvent faire des concessions, des ajustements, en laisser à autrui. Pour ça, on doit faire l’effort — impossible en tant que tel — de se mettre à la place de l’autre, d’essayer de comprendre sa perspective, ses besoins et ses souhaits. Comme on a chacun nos habitudes de vie, parfois très différentes les unes des autres — la nourriture, les horaires, la musique, le degré de rangement ou de propreté absolument in-objectivable, etc. etc. — on doit apprendre, de gré ou de force, à ne pas (trop) juger comment les autres vivent et se comportent. Quel entraînement au non-jugement, à l’équanimité ! Suspension du jugement !”

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PAUL : “C’est clair ! Et l’on voit en général qu’on est bien peu entraîné à cela, et qu’il faut même commencer très graduellement par envisager que le “non-jugement” est possible, dans notre expérience de la vie colocative, jour après jour, de la vaisselle mal-lavée au gars qui organise des fêtes spontanées à 2h du matin précisément le jour où tu as un examen.”

GRÉGOIRE : “Ah, ça sent le vécu ça ! Un autre aspect de la vie colocative qui me semble très enrichissant, même si c’est difficile, c’est qu’avec le temps on se voit mieux soi-même. On n’a pas le choix. La vie colocative, comme tout projet collectif, c’est comme un miroir. Ça te fait voir tes propres tendances, tes habitudes. C’est un vrai révélateur, un miroir grossissant. Ayant grandi dans le confort privé de ma petite chambre d’enfant — mon jardin secret —, j’en suis finalement venu en vivant en collectif, à n’avoir quasiment plus de vie “privée”. Tout se voit, tout s’entend — ou presque. Avec le temps, chacune de tes habitudes (internes) se révèle au grand jour (externe), comme si tu étais mis à nu. Rien n’est laissé dans l’ombre. L’avantage donc, c’est qu’en tant qu’apprenti pratiquant du Dzogchèn, ça te fait accélérer sur le chemin : un bon gros travail de fond sur nos tendances ! Et une pacification certaine des émotions, si tu veux survivre dans la durée à cette forme de vie collective… Tu n’as pas aussi cette impression ?”

PAUL : “Oui, les colocs forment des communautés humaines intenses et donc très intéressantes pour les pratiquants Dzogchèn. N’était-ce pas cela, dans le cadre traditionnel, le rôle des monastères, des camps et des ermitages de yogis ? On a parfois l’impression que ce sont des couveuses où on peut rester au chaud loin des problèmes, mais en fait, tout centre de pratique spirituelle est un creuset où bouillonnent et explosent toutes les émotions conflictuelles de l’humanité, un lieu-miroir qui te renvoie toutes tes projections sur toi-même et autrui. Donc, si on rentre dans ce type de lieu pour éviter de regarder ses propres problèmes, ça risque de ne pas marcher ; mais si, au contraire, on a engagé une vraie dynamique d’introspection, chaque événement de la vie communautaire devient riche de sens et d’enseignements. L’espace privé étant devenu plus relatif, l’espace partagé devient le lieu d’expérimentations sur la relativité du “moi” et ses possessions illusoires.” 

GREGOIRE : “C’est vraiment très intéressant ta comparaison avec les monastères, précisément à l’heure où ils finissent de s’éteindre, ou presque, en Europe occidentale ; et où la civilisation du cocon Netflix-pizza-pyjama semble prendre le relais. Je caricature… mais pas tant que ça ! Chacun dans sa bulle, son safe space, c’est plus secure. On l’a bien vu avec le Covid. Ainsi, la colocation serait une nouvelle forme de vie monacale ?!… enfin, sur certains points. Et ce n’est pas pour rien que nombre de communautés des années 1960-70 (on dit septante d’ailleurs, en Belgique et en Suisse !) ont été influencées par la vie des monastères ou même des premières communautés chrétiennes. On pourrait dire beaucoup de choses là-dessus… Même si le Dzogchèn n’a pas en tant que tel besoin de monastère ou de forme de vie particulière pour se pratiquer, étant donné qu’il s’adapte à toutes les conditions. Par contre, parfois, certaines conditions peuvent aider… Mais j’ai peur d’être trop long et de ne pas te laisser assez d’espace, alors à toi la parole !”

PAUL : “Dans toute l’Europe, et en Belgique en particulier, nous avons l’exemple des béguinages, ces femmes qui décidaient de vivre ensemble, sans protecteur masculin — et donc en dehors du système patriarcal —, pour se consacrer à la pratique spirituelle. Quelques-unes des grandes figures de la mystique belge ont émergé grâce à ces communautés : Marguerite Porete, Hadewijch d’Anvers… Ces personnes qui s’engageaient à recréer un vivre-ensemble centré sur une dimension primordiale, sous un toit spirituel, me semblent des exemples utiles dans notre époque de désagrégation où l’individu même se trouve coupé de lui-même.”

Dzogchentoday- One bowl of soup @marevabernard

GREGOIRE : “Tu penses aussi à Christine dite l’Admirable ? Cette étrange sainte femme des environs de Liège qui passa pour morte et revint à la vie pour purger les peines des vivants et les guider vers Dieu après avoir visité enfer, purgatoire et paradis ? Ça me rappelle un peu les délog (tib. ’das log) tibétaines, souvent des femmes qui, dans un état cataleptique, font ce type de “voyage” et reviennent chargées de messages pour leur communauté ?* Une profonde exploration intérieure personnelle — à ce moment, elles ne montrent aucun signe extérieur de vie — qui a ensuite une influence sur toute la vie de la communauté. Mais vivre ensemble autour de cette dimension primordiale que tu évoques est devenu bien rare de nos jours, et bien difficile à l’essai… Ce sont souvent de tout autres motifs qui nous font vivre en collectivité : économique, affectif, etc. Tu penses qu’on devrait s’inspirer de ces saintes femmes pour notre vie en communauté ?” 

 PAUL : “Disons que même si les figures de saintes et de saints peuvent être inspirantes, elles ont effectivement leurs limites dans nos conditions culturelles actuelles… Ce qui m’intéresse, c’est que ces communautés mystiques ont leur actualité dans le cadre de la pratique Dzogchèn car elles se sont regroupées autour d’un esprit commun de pratique contemplative. Il ne s’agit pas de réinvestir un concept de “règle monastique”, mais bien de recentrer nos individualités sur notre bonté fondamentale, tout en maintenant des pratiques d’introspection éthique et de travail d’écoute mutuelle, ce qu’on appelle en tibétain “Lojong” (tib. blo sbyong), “entraînement de l’esprit”. L’entraînement de l’esprit, c’est le travail de soi sur soi en rapport avec les autres, dans le cadre de l’expérience primordiale.

Tu es sûr que tu ne veux pas de soupe ?”

GREGOIRE : “Allez, juste un petit bol alors… Et tu nous parles du Bouddhisme tibétain à présent avec ton Lojong, non plus de Dzogchèn radical ! (rires) Mais il est certain que ces exercices très concrets sont inestimables dans la vie commune avec les autres. Ils retournent toutes tes habitudes égoïstes sens dessus dessous ! Parfois très utiles pour la vie en colocation, même si pas si facile à mettre en pratique… Je blaguais parfois avec ma compagne : “sans ceux-ci, il y a bien longtemps que nous ne serions plus ensemble” ! Ces petits “trucs” de l’esprit à appliquer en toutes circonstances, ces petits bijoux de techniques-qui-se-fondent-à-la-vie, sont très simples et pourtant très puissants pour mieux vivre ensemble. Sans ça, bien des monastères tibétains n’auraient pas tenus ! Je spécule… Mais effectivement, mettre au cœur de nos vies, cet aspect ultime, primordial, essentiel de notre existence — ou comme on voudra l’appeler — ce n’est souvent pas facile dans les vies en collectif. On est accaparé par toutes sortes de prétendus problèmes plus urgents ou plus importants qui très souvent mettent le “moi” en avant et empêchent de prendre un certain recul. Cela empêche de retrouver de l’espace pour voir ce qui — au miroir de la mort — importe vraiment, et d’apercevoir cette dimension source de tout, à la base de tout, qui n’est même plus une dimension.…”

PAUL : “Ce qui est intéressant dans les Lojong, c’est la dialectique entre présentation de la nature de l’esprit et travail éthique concret sur nos tendances égocentriques. Guéshé Chékawa (XIIe s.), dans L’Entraînement en sept points, écrit aussi bien “Pénètre l’aspect premier de l’évidence primordiale non-née” que “Ne parle pas des défauts d’autrui”, ou “Ne fais pas ton bonheur du malheur d’autrui”.

GREGOIRE : ” Et parmi ces exercices et autres petites phrases-mnémotechniques qui m’ont beaucoup aidé, il y a ceux venant des 37 pratiques des bodhisattavas (ou êtres d’éveil) de Gyalsé Thogmé (XIVe s.), sorte de commentaire du texte de Chékawa, et en particulier cette simple petite tournure : “même si…” Quoi qu’il arrive (”même si…”), ce n’est jamais une excuse suffisante pour ne pas agir à partir de cette bonté fondamentale dont tu parlais, ou pour oublier la nature de l’esprit… En substance, et pour ce dont je me souviens : “Même si quelqu’un que tu as chéri comme ton propre fils, t’insulte injustement en public, considère-le comme l’être le plus cher, fais l’éloge de ses qualités : telle est la pratique de tous les êtres d’éveil.”

Pour simplifier : toujours mettre l’autre en premier, avant soi-même. Une des pratiques essentielles du Lojong : prendre sur soi la défaite, offrir à autrui la victoire. Bien sûr, ça peut sembler extrême dans nos conditions et il faut être patiemment guidé dans ces pratiques… mais à l’essai, elles peuvent se révéler extrêmement bénéfiques pour soi et pour tous les autres avec lesquels nous vivons…

Tu termines la soupe ?”

 

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