L’ermitage du mandarin et l’appartement du yogi

Des grottes aux gratte-ciels… il y a toujours la Grande Perfection.

 

 

Écrit par Paul Baffier

Paul, traducteur du tibétain en anglais et français. Il a été formé à l’INALCO et au Rangjung Yeshe Institute.

Blog | Réflexions sur la traduction

Dans cet article, Paul s’intéresse à des problématiques de traduction liées à des différences de culture.
L’ermitage du mandarin et l’appartement du yogi

Dans un article resté célèbre, Jan Nattier démontre que le traducteur chinois Zhi Qian (222-252 ap. J.C.) n’a pas seulement traduit du sanskrit au chinois, il a adapté. C’est-à-dire que certains concepts de la culture indienne, notamment la retraite ascétique dans la jungle (au beau milieu des bêtes carnivores) ne passaient pas auprès du public lettré des mandarins chinois : pratiquer un chemin spirituel oui, mais en fonction de conditions qui étaient les leurs, dans des structures physiques et mentales qui étaient les leurs.

Dès lors, Zhi Qian s’adapte et transforme le mot : le terme sanskrit araṇyavāsa, « demeure dans un lieu sauvage », devient en chinois kongxianchu, « lieu de loisirs vide », ce qui désigne l’ermitage de campagne de quelqu’un de riche, et évoque un certain confort de situation contrastant avec l’intense érémitisme indien.

 Ainsi donc, Zhi Qian, littéralement, change le texte.

Sacrilège ? Compassion. Trahison des textes sacrés ? Bienveillance fondamentale envers les êtres. Car il s’agit de porter à leur connaissance, toute une série de points-clefs et d’expériences fondamentales dans les structures qui sont les leurs. Ensuite, petit-à-petit ou d’un coup, ces expériences auront beau jeu de faire exploser ces structures pour faire apparaître l’éclat de la nature de l’esprit dans son éblouissante nudité. Car il s’agit de nous transmettre, par-delà le brouillard de notre confusion, une expérience immédiate qui dissipe la brume de notre esprit.

 Sacrilège ? Compassion. Trahison des textes sacrés ?Bienveillance fondamentale envers les êtres. …

Le Dzogchèn du XXIème siècle

Dès lors, nous aussi, qui pratiquons au XXIème siècle en Occident, dans les conditions qui sont les nôtres, une voie de connaissance intrinsèque, nous devons adapter certaines structures de langage qui, datant d’autres âges et d’autres cultures, ne font plus écho à notre expérience quotidienne.

Ainsi : un texte parle-t-il d’un conducteur de char ? Ne pourrait-on pas en faire un chauffeur de taxi ? Un coracle ne pourrait-il pas devenir un ferry ? Un pont est-il forcément en bois, ne peut-il pas devenir l’immense Golden Gate de la baie de San Francisco ?

 

ENTENDONS-NOUS BIEN :

il ne s’agit pas de modifier les textes qui appartiennent à une tradition historique bien définie, et qui en ce sens, sont riches d’anecdotes et de symboles millénaires : nous les traduisons tels quels en restant fidèles à leur lettre, ils sont un patrimoine dont la richesse défie l’entendement ;

…mais pour autant, il s’agit bien pour notre époque et nos conditionnements culturels d’en extraire l’essence, les termes-clefs, les articulations-pivots, afin que le sens fondamental de l’expérience primordiale continue de se transmettre au-delà des formes extérieures, provisoires, mutables, de la culture passée.

C’est là où se re-pose, se reformule, la notion de patrimoine : traduirons-nous pour préserver le patrimoine des formes de civilisations anciennes qui sont en voie de disparition ? Ou bien traduirons-nous pour préserver le patrimoine, plus secret, plus intime, de la culture sapientielle qui a consisté pour bien des générations d’humains avant nous, à pratiquer la reconnaissance et l’approfondissement de cet état primordial, fondamental, de la nature de l’esprit ?

Si tel était le cas, les formes extérieures n’auraient plus qu’une importance relative… Voici donc une nouvelle génération de pratiquants de l’état primordial, de yogis qui, indifféremment, pourront passer des grottes perdues dans la nature sauvage aux appartements des jungles urbaines, des déserts brûlants aux fraîches maisons de campagne, des îles du milieu des vastes étendues océaniques aux minces studios d’étudiants, sans chercher à préserver autre chose que la connaissance intrinsèque de la nature de l’esprit, la source de toute réalité.

 

Un bon programme !

[DISPLAY_ULTIMATE_PLUS]

PLUS D’ARTICLES

Vivre dans une grande ville

Dans « Vivre dans une grande ville », Nils propose de changer notre regard sur les foules des grandes villes en les considérant comme les manifestations multiples d'une même nature.Série : Les conditions difficiles dans le Dzogchèn   Vivre dans une grande ville...

Conseils pour les temps difficiles

Dans cet article, Johanne évoque le parcours difficile et extraordinaire de Yéshé Tsogyäl et les conseils que lui a prodigués Padmasambhava.Série : Les conditions difficiles dans le Dzogchèn   Conseils pour les temps difficiles Dans les pas de Yéshé Tsogyäl « En...

Une précieuse naissance humaine

Dans « Une précieuse naissance humaine », Mila Khyentse parle des conditions difficiles qui accompagnent la naissance et la pratique du chemin.Série : Les conditions difficiles dans le Dzogchèn   Une précieuse naissance humaine   Il y a de nombreuses...

Les Cinq Dégénérescences – partie 2

Continuons avec Paul notre parcours apocalyptique à travers ce thème classique de la tradition indo-tibétaine, les “Cinq Dégénérescences”.Série : Les conditions difficiles dans le Dzogchèn   Les Cinq Dégénérescences - Partie 2   Continuons notre parcours...

Les Cinq Dégénérescences – partie 1

Les “Cinq Dégénérescences” est un outil de compréhension du pourquoi-on-se-sent-mal , de notre éco-anxiété et du déni qui lui est corollaire.Série : Les conditions difficiles dans le Dzogchèn   Les Cinq Dégénérescences - Partie 1   Les “cinq dégénérescences”...

Combat ou fuite ? Les deux !

Dans cet article "Combat ou fuite ? Les deux !" Mila Khyentse parle de comment aborder nos tendances : comme un chemin. .Série : Les conditions difficiles dans le Dzogchèn   Combat ou fuite ? Les deux !   La plupart du temps, par rapport à tout problème ou...

Pour Le Bien Commun

Dans cet article, Nils présente présente une vision du bien commun dans la perspective du chemin Dzogchèn. Série : Comment pratiquer le chemin du Dzogchèn ?   Pour Le Bien Commun   Ces dernières années, la notion de bien commun s’est retrouvée lentement...

Les trois manières de contenter les maîtres

Dans “Les trois manières de contenter les maîtres”, Paul nous offre une grille de lecture traditionnelle pour structurer pensée et action. Série : Comment pratiquer le chemin du Dzogchèn ?   Les trois manières de contenter les maîtres   Comment se comporter...

Indiana Jones et le Chemin Invisible

Dans «Indiana Jones et le chemin invisible»  Paul nous offre un article où l’on apprend qu’on peut voir le Dzogchèn dans un film populaire.Série : Comment pratiquer le chemin du Dzogchèn ?   Indiana Jones et le Chemin Invisible   Tatatatam tatatam, tatatatam...

Avec confiance tout simplement

Comment arpenter le chemin de la Grande Perfection ? Grégoire propose de le faire, par-delà les doutes, “avec confiance, tout simplement”.Série : Comment pratiquer le chemin du Dzogchèn ?   Avec confiance, tout simplement   Si le (non-)chemin du dzogchen se...

Abonnez-vous à notre Newsletter

Abonnez-vous pour recevoir les dernières nouvelles, changements et les tout derniers articles de Dzogchen Today!