Le grand amour

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Écrit par Grégoire Langouet

Doctorant à UCLouvain (Belgique), co-directeur des éditions Vues de l'esprit, traducteur du tibétain.

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Grégoire débute la série “La Vie Ensemble” avec une des illusions sociales qui nous anime pour le meilleur et pour le pire: le grand amour.

Le “grand amour” 

L’amour, le “Grand Amour” ! Voilà ce qu’il me manque. Si seulement ça m’arrivait, à moi, enfin le bonheur me sourirait, ma vie serait presque parfaite… C’est toujours ce que l’on se raconte, mais en est-on si sûr ?

Lorsque nous parlons d’amour, d’innombrables images nous viennent à l’esprit. Chacun et chacune aura ses références, de Bollywood, pour les plus cinéphiles, à Tristan et Iseult pour les plus littéraires ; de l’ivresse d’amour des mystiques soufis aux nouvelles formes d’amour virtuel japonaises. Ainsi, l’amour, le grand amour continue toujours de faire rêver.

Dans nos réflexions sur l’action, bien sûr il y a le climat, les guerres et les injustices. Nous souhaitons agir pour cela. Mais l’action suprême, la plus noble de toutes, semble être l’Amour – agir par amour, pour l’amour. Aimer – nos enfants, nos parents, nos conjoints, nos amis, nos amants… – est peut-être l’acte le plus noble de la vie humaine. Par lui, nous accomplissons la chose la plus simple, la plus naturelle qui soit. Dieu est Amour, entend-t-on parfois. Mais sommes-nous vraiment au clair sur notre intention, sur la vision à la base de cet élan d’amour apparemment libre et désintéressé ?

De nos jours, grâce aux mouvements féministes et aux questionnements autour du genre et de l’identité, le couple – une forme particulière de l’amour que j’aborderai ici – est questionné, voire redéfini, parfois de fond en comble. Qu’est-ce qu’être « homme » ou « femme » ? Quel rapport entre eux ? Quelle place pour chacun ?

Dans une vision conservatrice, toutes ces remises en question sont déstabilisantes. Mais si l’on accueille la situation telle qu’elle est, il est possible de percevoir cette redéfinition du couple comme une zone d’expérimentation très intéressante. Expérimentation à propos de ce qu’est ce fameux « amour » : comment le partager et le vivre en communauté ? Quelles en sont l’intention et la visée fondamentales ? C’est-à-dire savoir plus clairement pourquoi et comment aimer. Car l’amour peut avoir comme visée un bonheur en ce monde, mais aussi au-delà de ce monde.

“Si l’intention à la base de ma relation d’amour est cette émotion de peur et cet espoir de bonheur en cette vie, je passe à côté de certains fondements de ces traditions.”

Si tant de personnes souffrent aujourd’hui dans leurs relations, peut-être est-ce dû à cette absence de clarté à la base des actions menées au nom de l’amour ? Car je peux y chercher différentes choses, pas toujours facilement conciliables, et pas toujours identiques à celle de mon ou ma partenaire : être rassuré, se sentir être car aimé, vivre l’aventure, avoir une position sociale, des enfants, de l’argent, vivre l’union suprême, etc.

Si l’on regarde l’histoire récente du couple en Europe, on constate que notre situation n’est pas facile, car on tente d’incorporer en une seule relation, des formes qui étaient auparavant distinctes. Pour simplifier – laissant pour l’instant l’aspect de camaraderie amicale ou de compagnonnage spirituel –, d’un côté, je cherche la stabilité du foyer familial en vue de maintenir et transmettre mon patrimoine et d’élever mes enfants ; et d’un autre côté, j’ai un désir d’aventure, de passion pour l’inconnu, de quête du bonheur ultime. Denis de Rougemont étudie cette histoire par la littérature européenne dans son livre L’Amour et l’Occident qui illustre très bien cela.

Ces deux pôles ne visent donc pas forcément la même chose, et n’ont pas la même aspiration fondamentale mais demeurent souvent tous deux pris dans le seul horizon de cette vie-ci. L’amour « familial » vise la reproduction ou la régénération, à savoir le maintien de la lignée ou la survie de l’espèce via une certaine stabilité, et son horizon demeure ce monde-ci – ma vie, celle de mes enfants et petits-enfants. L’autre forme d’amour quant à elle, celle dite « passionnelle », vise davantage les plaisirs des sens, la jouissance et le bonheur, la quête d’aventure, mais en ce monde-ci également.

Il existe cependant une tout autre forme d’amour, une troisième, parfois éthérée ou platonique, qui vise quelque chose au-delà de cette seule vie et des formes d’amour mondaines, soit familiale soit passionnelle — quelque chose de beaucoup plus vaste…

dzogchentoday-legrandamour @marevabernard

La philosophie la plus antique, Platon par exemple, voyait déjà dans l’amour des beaux corps puis des belles âmes, une manière de s’élever vers le monde intelligible des Idées et donc de parvenir à un au-delà de cette seule vie. Dans ce cas-ci l’amour devient alors une voie d’accès possible au-delà du cycle de la naissance et de la mort. Il vise un certain absolu, une forme de transcendance.
Selon le Bouddhisme et le Dzogchèn, une réponse simple face à l’énigme de l’amour consiste à dire qu’il s’agit de relations « karmiques », liées aux vies et aux actions antérieures. Mais essayer de les purifier en employant un moyen inadéquat qu’est l’amour sous sa forme mondaine, qui émane du désir et de l’attachement, ne fera que nous maintenir dans le cycle de la souffrance. On s’agrippe à l’autre, peut-être par peur du vide et de la mort – pour employer les grands mots ! – et ceci ne peut mener qu’à plus de peur et de morts… A tourner en rond dans le cycle des existences, enchaînés par notre désir-attachement à la vie elle-même que l’on prend fautivement pour l’amour véritable.

Si l’intention à la base de ma relation d’amour est cette émotion de peur et cet espoir de bonheur en cette vie, je passe à côté de certains fondements de ces traditions : à savoir que toute relation en cette vie est impermanente et donc vouée à finir (pas de mariage éternel !) ; et que rien en ce monde ne peut mener à une satisfaction totale et complète – pas même l’amour et ses joies. Il y aura toujours un petit quelque chose qui coince, qui fait que ça ne tourne pas rond.
Si par contre nous sommes clairs sur notre intention, sur ce que représente une telle relation et ce que l’on peut en attendre, alors peut-être deviendra-t-elle cette zone d’expérimentation dont nous parlions, une façon de progresser sur notre chemin de vie et spirituel, ensemble.

dzogchentoday-legrandamour @marevabernard

Disons qu’il aura d’abord fallu clarifier autant que possible ce qui relève de ce monde, du domaine psychologique, et ce qui relève de l’au-delà de ce monde, du proprement spirituel – la visée ultime, la libération que propose les grandes traditions de l’humanité tels le Dzogchèn et le Bouddhisme. Sans oublier qu’ils ne sont séparés qu’illusoirement, ce monde et son au-delà. Mais ça, c’est toute une histoire…

Ainsi, vivre l’amour en couple peut d’abord m’aider d’un point de vue psychologique ; à me faire voir mes tendances, mes zones de fragilité, mais aussi à développer certaines de mes qualités. Et si la relation le permet, il est possible de s’entraîner sur un chemin spirituel, chacun pour soi, mais ensemble. C’est alors un lieu privilégié pour l’intégration des enseignements et de la pratique ; pour amener dans notre quotidien toutes nos expériences et nos réalisations. On sera mis en difficulté, poussés hors de nos zones de confort car l’autre est un miroir pour moi-même, parfois grossissant, et cela peut m’aider à observer ce que j’aurais mis beaucoup plus de temps à observer tout seul. Je suis poussé dans mes retranchements, rien ne peut plus être caché !

Bien entendu, ultimement, toutes ces histoires, bonnes ou mauvaises, ne sont qu’un rêve – une illusion qui peut continuer indéfiniment. Mais tant que nous sommes encore plongés dans l’illusion, autant profiter de toutes les opportunités pour nous réveiller. Et l’amour et la vie de couple, à mes yeux, constitue un laboratoire privilégié pour avancer et se rapprocher de la nature simple, vide et lumineuse, de tout ce qui est – l’amour, l’aimé et l’amant compris. Pour commencer, regarder nos émotions, observer nos réactions, questionner nos intentions. Prendre le désir comme chemin peut également être un aspect avancé de la voie du bouddhisme Vajrayāna, en en reconnaissant l’essence de luminosité-vacuité.

Une fois réalisée la nature vide et lumineuse du désir et de l’amour – aimé, amant, amour et toutes leurs conditions –, alors, spontanément, naturellement, ce n’est pas seulement l’amour mais bien le Grand Amour qui émane et rayonne, pour tous les êtres, dans toutes les directions. On l’appelle aussi la compassion universelle, inarrêtable : l’activité éveillée des bodhisattvas. Pas besoin d’y penser. Ses flots se déversent. La noble et vaste intention de l’Éveil ultime de tous les êtres se déploie. Le noble et Grand Amour, c’est le rayonnement de la Souveraine manifestation de la Réalité.  L’amour est devenu Amour, dont le couple aura été l’un des laboratoires.

 

 

 

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