Le dragon illusoire

Écrit par Paul Baffier

Paul, traducteur du tibétain en anglais et français. Il a été formé à l’INALCO et au Rangjung Yeshe Institute.

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• Dans “Le dragon illusoire”, Paul parle des illusions du chemin pré-spirituel ou comment la procrastination empêche de vraiment commencer.

Le dragon illusoire

Il y a une phrase de Sakya Pandita : “Certains se préparent à la pratique spirituelle toute leur vie, meurent, et continuent de se préparer”.

Moi, ça m’a toujours fait peur : ne pas commencer. Toujours hésiter, sur le bord, sans se lancer. Atermoyer, et finalement se détourner. Par peur. Peur d’avoir peur.

La pratique spirituelle me faisait peur parce que c’était un monde inconnu.

Plus, elle était pleine d’interdits : c’était l’endroit où “j’allais me perdre”, “rentrer dans une secte”, “abdiquer mon libre-arbitre et ma faculté de jugement”, “arrêter de penser”.

Elle avait aussi un délice de transgression, de sensation limite. De crise d’adolescence. De crise existentielle totale. Civilisationnelle. Le truc qui allait tout remettre en cause. “La totale”.

Elle était pleine de fantasmes : le grand plongeon où s’oublier. Mettre fin à soi. Mourir sans mourir. Aller au-delà de soi, se dépasser. Ego dilué.

“Plutôt que de chercher des techniques pour guérir, j’ai cherché des pratiques pour observer.”

C’était aussi le lieu du repos, du soulagement ultime, l’endroit où j’allais réussir à ne rien faire. J’allais y trouver la paix, c’est-à-dire la fin des conflits. Une sorte de terrier où se blottir et où le monde arrêterait de tourner. Animal instinctif qui s’endort au chaud.

C’était aussi un promontoire de domination : le mont d’où je pourrai tout voir, tout jauger, désamorcer toutes les règles du jeu, deviner toutes les cartes. Être au-dessus de la mêlée. Le sage qui ne se mêle pas du sort du monde mais en comprend tous les ressorts. Sage qui contemple d’un œil sage.

Pour toutes ces raisons, je n’ai pas commencé de pratique spirituelle. Car je voulais être toutes ces figures, au lieu d’être moi. Qui moi ? C’est bien la question. Commencer à chercher où c’était, ce truc, ça je ne voulais pas : là, juste là où se tenait la souffrance. La souffrance qui ne voulait pas se voir et qui toujours se retournait sur autre chose pour se fuir. Toujours une autre figure-modèle à imiter, un nouveau projet à commencer, une nouvelle cause pour se battre. C’est cette souffrance qui se déniait et se démenait pour s’inventer une vie.

Alors, c’est là : j’ai commencé à regarder. Petit à petit. C’était le début de quelque chose. Moi ou pas moi, je m’en foutais : c’était là. Ça ne fuyait plus la souffrance et c’était honnête. Sans figure, mais aussi sans contrition, sans démesure inatteignable. Ni trop petite ni trop grande, mesurable : la mesure de la souffrance, suivie, sentie, pas à pas.

dzogchentoday- Le dragon illusoire @marevabernard

J’ai regardé ma souffrance jour après jour sans essayer de la dominer ou de la guérir tout de suite, sans essayer de faire le sage ou d’être heureux d’un coup ; sans essayer d’aller au-delà de ça, moi, l’humain qui était là. Juste là.

Et donc, plutôt que de chercher des techniques pour guérir, j’ai cherché des pratiques pour observer. Et puisque ma souffrance était le fondement de mon humanité, mon être-là, j’ai commencé à la trouver, elle. Ma souffrance, mon ombre.

C’est ça que j’ai commencé à pratiquer et pratique toujours : voir ma souffrance comme une ombre. Cette souffrance, que j’avais tant mis à l’écart et refoulée, repoussée jusqu’aux confins de la conscience, faisait partie de la famille, n’était au fond pas distincte de moi. Elle était une partie de moi et quand j’ai commencé à la re-rencontrer, à lui re-parler, elle ne m’a pas paru si effrayante. Passé le premier moment d’inconfort, nous avons appris à nous connaître, nous sommes devenus bons camarades. Pas à en devenir maso, non, mais au point de la reconnaître quand elle est là, sans la fuir : quand elle tire le signal d’alarme, je lui prête l’oreille, j’écoute sa leçon, je me mets au diapason de son chant.

Voilà un savoir utile en temps de crise : savoir écouter ce que dit sa souffrance.

Rétablir le contact avec elle, c’est, comme dans toute relation authentique et honnête, pouvoir avoir accès à sa réalité, à sa vérité. Et accéder à cette vérité de la souffrance, c’est accéder à ce cœur vibrant d’humanité qui vit en nous. C’est rétablir le lien avec cette vie même que nous tentons de vivre. Alors, au lieu de la subir comme une avalanche de problèmes à résoudre, elle devient une grande aventure à traverser : les problèmes insolubles deviennent des épreuves initiatiques et, de victime, on passe chevalier.

dzogchentoday- Le dragon illusoire @marevabernard

Un chevalier qui possède la vaillance de voir au cœur de la souffrance et d’y observer sa nature première, libre de tout souci, libre même de toute recherche de bonheur. Un chevalier qui peut observer, sans sourciller, le mouvement de la souffrance et y déceler le mouvement de la nature primordiale, jamais vraiment obscure, jamais vraiment cachée. Elle était là depuis toujours, comme un secret d’éternité ! Si peu gardée… Gardée ? Si, elle l’était justement : par ce faux dragon de souffrance qui n’a jamais voulu qu’on le combatte, mais toujours qu’on le regarde dans les yeux.

Peut-être que c’est cela savoir commencer : ne plus chercher à tuer le dragon et apprendre à le regarder. Pour envisager, un jour, de le chevaucher et de s’envoler avec lui.

 

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