Le chant des sirènes
Écrit par Nils Derboule
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Sur le chemin du Dzogchèn, soyons malin comme Ulysse pour ne pas succomber à l’appel des huit réalités mondaines.
Série : L’été de l’océan
Le chant des sirènes
Après 10 ans de guerre, Ulysse peut enfin retourner chez lui. Troie est tombée, et le temps est venu de retrouver son épouse Pénélope.
Mais le retour est une odyssée semée d’embûches. Pourtant, il n’a qu’une mer à traverser et la péninsule hellénique à contourner. Pas exactement une croisière sans risques, car à l’époque, voyager est beaucoup, beaucoup plus dangereux qu’aujourd’hui. Mais pour le célèbre héros réputé dans tout le monde grec pour son intelligence rusée, rien qui ne l’effraie outre mesure.
Son périple dure 20 ans et le mène à travers toute la Méditerranée. Des 12 bateaux partis de Troie, il arrive seul à Ithaque sur un radeau de fortune. Ses aventures ont été chantées d’innombrables fois jusqu’à aujourd’hui. Et il y en a une en particulier qui retient mon attention : celle des sirènes.
Telles qu’Homère les décrit, ce sont des génies dangereux, oiseaux à tête de femme, aux griffes et dents acérées, qui se repaissent de chair humaine. Avec une particularité : leur chant envoûte les marins et les attire à elles.
L’épisode narré se trouve au chant XII de l’Odyssée, le dernier du voyage du valeureux grec – bien que celui-ci ne le sache évidemment pas. Lorsqu’il revient avec son équipage sur l’île de la magicienne Circé, après un tour aux pays des morts, celle-ci les met en garde contre les sirènes qu’ils vont rencontrer dans la suite de leur périple, et leur offre le moyen de se prémunir du danger.
“Mais dans le Dzogchèn, cela est bien différent : à refaire l’histoire, nous verrions notre rusé héros grec aller et venir librement sur son navire, sourire aux lèvres, tandis que les sirènes s’époumonent de plus belle.”
Mais l’ingénieux Ulysse veut entendre leur chant sans risquer la mort. Lorsque que leur navire arrive dans les parages du sud de la Sardaigne où ces créatures résident, il se fait attaché au mât, avec interdiction stricte à ses hommes de le libérer – quoi qu’il leur demande. Eux-mêmes se sont bouchés les oreilles avec de la cire.
Je me suis toujours demandé ce qu’il serait arrivé à Ulysse s’il s’était détaché.
Et je ne peux m’empêcher de faire un parallèle avec le Dzgochèn et le Bouddhisme. Car s’il y a bien un danger qui nous guette sur ce chemin que nous essayons tant bien que mal de suivre, ce sont les sirènes du gain et de la perte, du plaisir et de la douleur, de la renommée et de la honte, de la louange et du blâme. Ces huit réalités qui nous murmurent aux oreilles des promesses magnifiques pour assouvir nos désirs, fuir nos peurs, habiller le sentiment de vide.
Qui n’a jamais été tenté de jouer encore un peu au casino ? De faire une vidéo de plus sur Insta ou sur Youtube pour avoir plus de réactions ? Qui ne se sent jamais sous-évalué, sous-employé ? Qui n’a jamais recherché la reconnaissance auprès de personnes importantes ? Usé de son statut pour s’octroyer un privilège – une place au premier rang ou dans le bus par exemple ? Se gonfler d’orgueil en rabaissant quelqu’un ?
Dans le Bouddhisme, ces huit réactions nous font dévier de la sente étroite de l’activité tournée vers le bien commun. Elles nourrissent nos émotions primaires, nous empêchant de les voir clairement et de nous libérer de leur emprise. Elles sont le chant qui nous fait tomber dans les griffes de l’errance cyclique. C’est pourquoi il nous faut avoir la sagesse d’Ulysse pour y résister.
Mais dans le Dzogchèn, cela est différent : à refaire l’histoire, nous verrions notre rusé héros grec aller et venir librement sur son navire, sourire aux lèvres, tandis que les sirènes s’époumoneraient de plus belle. Profitant pleinement du son mélodieux de leurs voix sans succomber à leur charme, il n’en serait que plus clair à la Base, plus libre dans ses actions.
Car dans la Grande Perfection, même ces huit réalités mondaines (gain et perte, plaisir et douleur, renommée et honte, louange et blâme) sont l’ornement de la nature primordiale, le chant illusoire de la compassion universelle. Il n’est pas question d’y résister : simplement de les laisser être telles quelles, sans fascination abusive ni rejet malvenu.
Facile à dire. Plus difficile à faire pour la plupart d’entre nous, car cela nécessite déjà une bonne familiarité avec la nature de l’évidence primordiale (rigpa), cet aspect primordial de notre esprit qui, au début de l’entraînement à la libération naturelle (le chemin principal du Dzogchèn), va reconnaître les mouvements comme l’expression naturelle et le jeu de manifestation transitoire de sa propre Base.
Nous devons donc emprunter d’abord le chemin du Dzogchèn graduel : le rappel et la vigilance sont les cordes et le mât qui nous empêchent de tomber dans le piège de prendre ces huit tendances comme réelles en elles-mêmes. Rappel du danger lorsque nous sentons monter l’envie de plaire, vigilance pour ne pas succomber à ses appels et agir en conséquence.
Il n’y a pas de chute, pas d’échec à avoir “raté” et s’être laissé embarqué : c’est normal et nous poursuivons inlassablement l’entrainement, encore et encore, jusqu’à ce que toute la vision soit l’évidence primordiale.
Que l’on soit sur une plage, en montagne, ou chez soi, le chant des sirènes ne cesse jamais – car sa nature réelle est compassion universelle. Demeurer lucide et clair tout en bronzant sur le pont d’un bateau attaché à un mât, il n’y a rien d’autre à faire. L’odyssée prendra le temps qu’il faut : car outre le navire, il faut tenir compte des vents. Mais soyons assurés que, tout comme Ulysse finit par revoir sa belle Ithaque, nous aussi retrouverons pour sûr notre propre nature.
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