Dans l’Atelier du traducteur 6

dzogchentoday-mila-khyentse

Écrit par Paul Baffier

Paul, traducteur du tibétain en anglais et français. Il a été formé à l’INALCO et au Rangjung Yeshe Institute.

Blog | Culture et traditions | Réflexions sur la traduction

Dans « Dans l’Atelier du traducteur 6 » Paul explique que toute pratique spirituelle est basée sur l’érudition  et la réalisation yogique.

Dans l’Atelier du traducteur 6

Kedroup : Érudits-accomplis

Un jour, Lama Kunsang [1] nous parlait de la différence entre les érudits et les accomplis, différence qui se retrouve jusque dans la manière de traduire un même terme. Dans la tradition, cette différence est identifiée par le terme « Kedroup » : c’est un mot composé qui veut dire « érudit » (tib. : mkhas) et « réalisé » (tib. : grub). C’est un terme que l’on croise beaucoup dans les textes, et comme tous les termes beaucoup utilisés, on peut croire qu’il est anodin ; alors qu’au contraire, la tradition insiste, insiste, et insiste encore pour nous dire quelque chose de fondamental.

C’est que toute pratique spirituelle est fondée sur deux aspects, deux dimensions du chemin qui, bien équilibrées, se répondent l’une l’autre et se complètent : l’érudition intellectuelle et la réalisation yogique ; l’érudition est basée sur la connaissance des textes et des savoirs-faire de la tradition et la réalisation est basée sur l’épanouissement stable et complet de l’expérience de la nature de l’esprit ; pour notre chemin spirituel, ce sont les deux jambes avec lesquelles marcher ; que l’une ou l’autre manque, et patatras ! On trébuche, devenu incapable d’avancer.

“L’avantage de la tradition Dzogchèn, est qu’elle est extrêmement balisée, structurée, « cartographiée » : les expériences, provisoires et définitive, y sont référencées.”

L’avantage de la tradition Dzogchèn, est qu’elle est extrêmement balisée, structurée, « cartographiée » : les expériences, provisoires et définitive, y sont référencées. Référencées, elles sont identifiables, repérables sur notre chemin. On pourra alors les classer et les catégoriser, sans s’en faire une montagne, sans délirer à leur sujet, sans se croire arrivé : juste les noter sur la carte merveilleuse des expériences possibles qui ne sont pas la fin du chemin.

La connaissance, donc, des textes qui déploient toutes les dimensions du chemin, est tout à fait essentielle. Poussée à bout, cette connaissance donne naissance à l’érudit, dont l’excellence est utile à tous puisque chacun peut à volonté puiser dans cette bibliothèque vivante pour y trouver les ressources utiles à l’élucidation de son expérience. Telle une source jaillissante, l’érudit déversera le flot des définitions et des terminologies pour humecter l’aridité de nos incompréhensions et de nos doutes.

dzogchentoday-Dans l’Atelier du traducteur 6

Pourtant cette pluie inarrêtable de l’érudition, qui charrie le torrent des mots purs et marqués du sceau de la compassion non-duelle des maîtres du passé, – eux qui, éprouvant la vive intensité du cœur souverain, laissèrent ce patrimoine d’explications et d’apophtegmes, ces récits de vie, humbles et immenses, – ne doit pas nous faire oublier qu’il faut mettre en pratique ce qui a été compris intellectuellement. Il faut stabiliser, en y prenant le temps, ce qui a été entrevu.

C’est ce que savent, intrinsèquement, les yogis, qui, pris aux tripes par cette injonction fondamentale, ont consacré leur vie à cet impératif : mener à bout l’épanouissement de l’introduction à la nature de l’esprit. Ce génie pratique, cette intensité chauffée à blanc, cette fougue qui doit pourtant tenir le temps long de l’entraînement répété, fait rentrer les yogis dans la catégorie des « réalisés » (tib. : grub), ceux qui cultivent leur expérience jusqu’à son déploiement ultime et non-duel, au-delà des mots et des concepts. L’ennui et l’enthousiasme, les obstacles, les difficultés, toutes les intempéries de l’esprit seront formateurs de l’égalité non-duelle du yogi Dzogchèn qui, ayant transcendé par l’effort répété les idées de progression et d’erreur, devient porteur de la clarté sans limites de l’évidence primordiale. 

dzogchentoday-Dans l’Atelier du traducteur 6

Lama Kunsang nous explique ainsi que, du point de vue du traducteur, il y aura toujours deux manières de traduire : la manière érudite et la manière yogique. Deux aspects qui doivent donc s’harmoniser pour produire une traduction Dzogchèn qui ravit autant notre besoin d’expérience que notre besoin de définition mentale. Il faudra ainsi que le terme traduit puisse aussi bien déterminer les caractéristiques adéquates de l’expérience, qu’aviver en nous ce qu’elle est véritablement, sans que le filtre du raisonnement ou de l’esthétique littéraire vienne perturber la lisibilité vivante de la terminologie Dzogchèn. Tout terme est en effet, dans la perspective de la lignée orale, un man ngag – une instruction directe – que le maître Dzogchèn transmet au disciple pour lui pointer l’expérience requise.

Les mots Dzogchèn sont donc à traiter avec un grand respect et un soin tout particulier : car ils reflètent l’essence vide et son activité dynamique… qui se manifestent en chacun. L’union de l’érudit et du yogi est donc essentielle pour permettre l’acuité des traductions. Lama Kunsang nous rappelle ainsi qu’un traducteur qui n’a pas pratiqué une lignée d’enseignement n’est pas à même de faire ressortir les variations de sens qui font émerger le sens profond des instructions spécifiques de chaque lignée, qui font leur idiosyncrasie, leur sel. Il faut donc se méfier de notre tendance occidentale à traduire le sens sans avoir aucune idée de l’expérience. Le terme « Kedroup » est donc le rappel de ce subtil équilibre.

[1] Lama Kunsang a accompli, sous l’autorité spirituelle du premier Kalou Rinpoché et de Bokar Rinpoché, la traditionnelle retraite de méditation de trois ans, suivie d’une autre retraite d’un an. Il a ensuite résidé cinq ans dans un monastère dans l’Himalaya, travaillant notamment au sein du comité international de traducteurs fondé par Kalou Rinpoché sur la traduction de l’encyclopédie du bouddhisme en dix volumes, The Treasury of Knowledge – Le Trésor des Connaissances (tib. : “Sheja Kunkyab Dzeu”), qui sert aujourd’hui d’ouvrage de référence dans le monde bouddhiste. Lama Kunsang est co-auteur de l’ouvrage L’Odyssée des Karmapas, la grande histoire des lamas à la coiffe noire, publié chez Albin Michel.  BACK

 

 

Plus d’articles