DANS L’ATELIER DU TRADUCTEUR 5
LA PROFONDEUR INATTENDUE DU VOCABULAIRE
Ecrit par Paul Baffier
Blog | Réflexions sur la traduction
Dans l’atelier du traducteur 5
La profondeur inattendue du vocabulaire
C’est connu et tous les vieux pratiquants spirituels vous le diront : on ne comprend pas la même chose des enseignements au début ou à la fin du chemin. Il nous a tellement transformés que le sens de tous les mots a changé.Dans l’atelier du traducteur 5 Dans l’atelier du traducteur 5
C’est cela : parfois un mot retient soudain notre attention plus que d’habitude, et se révèle dans sa profondeur. C’est un mot qu’on a utilisé de nombreuses fois, traduit, comme ça, sans y penser. Et d’un coup, il nous entraîne dans sa profondeur, dans l’immensité qui lui a donné naissance.
• *Droupgyu
« Droupgyu » (sgrub brgyud) est un terme qu’on trouve partout, dans pratiquement tous les textes de la tradition tibétaine. On peut le traduire par « lignées de réalisation », ou « lignées de pratique ». Comme on le trouve partout, on pourrait se méprendre sur son importance. En fait, il révèle quelque chose de fondamental sur la conception tibétaine de la « spiritualité ». Dans l’atelier du traducteur 5
« brgyud » signifie lignée ou lignage, il désigne les générations successives de maîtres et d’élèves qui se sont transmis l’essence de la réalisation ultime de la réalité, comme de parents à enfants, quelque chose de si intime et de si ineffable, de si puissant et de si formidable, qu’il disperse toutes les sollicitations du désir et du néant. C’est une puissance qui a traversé les époques et les pays, qui a transpercé les personnalités et les structures de pouvoir, qui a gagné la bataille du temps et de l’oubli.
« sgrub » signifie réalisation, accomplissement. Il désigne évidemment le résultat de la pratique spirituelle menée à son terme, le moment où il n’y a plus quelque chose à faire, plus aucune entraînement à poursuivre. L’accomplissement se traduit alors dans le non-faire et le désœuvrement : l’œuvre suprême du non-agir parfait.
Pour notre époque, le terme « droupgyu » résonne étrangement comme une preuve d’authenticité. Il clame que la réalisation existe, et qu’elle est possible. Il appelle, par son existence, toutes les âmes de bonne volonté qui, dans le secret de leur cœur, se sont dit un jour que oui, la libération est possible.
Et vous, est-ce que ça vous a frappé ?
“C’est connu et tous les vieux pratiquants spirituels vous le diront : on ne comprend pas la même chose des enseignements au début ou à la fin du chemin. Il nous a tellement transformés que le sens de tous les mots a changé.” Dans l’atelier du traducteur 5
• *Mindröl
C’est un terme qu’on trouve partout dans la littérature tibétaine, dans les traités comme dans les biographies. Les enseignements sont considérés comme étant « mindröl ». Que veut-il dire ?
Le premier sens de « min » (tib. smin, la maturation) est bien sûr le développement spirituel de l’individu engagé sur un chemin., son affinement, son raffinement au sens presque alchimique du terme. Plus profondément, « min » désigne l’actualisation de la capacité, dans un être, à réaliser les Trois Corps, c’est-à-dire la triple manifestation de l’Éveil à des niveaux d’expériences différents. J’ai récemment compris qu’on pouvait aussi traduire « min » par « germer », au sens de faire se déployer le potentiel ultime déjà présent. Mais alors qu’on pense habituellement au processus ordinaire de germination des conséquences conditionnées par nos actes, il s’agit ici du déploiement soudain et spontané de la base inconditionnée de toute notre réalité.
Ce qui entraîne la libération, « dröl » (tib. grol). « Dröl » sonne étrangement à nos oreilles en français, comme si la libération était une « drôle » de blague. Mais n’en est-ce pas une en effet ? « dröl » est la capacité d’expérimenter directement la liberté inconditionnée d’ores-et-déjà présente au cœur du conditionnement, l’expérience-preuve que notre prison émotionnelle et mentale n’a jamais existé. « Dröl », c’est donc le bout d’un chemin qui n’a jamais eu lieu et qu’il a fallu parcourir illusoirement, comme lorsqu’on s’essouffle dans un rêve.
Ainsi, on parle d’enseignements « mindröl », qui « font mûrir et libèrent », en ce sens qu’ils mènent à un terme, une extinction de l’illusion de la souffrance et du cycle de l’expérience conditionnée. Dès lors, les enseignements spirituels sur notre planète se divisent en deux catégories : ceux qui « font mûrir et libèrent », et ceux qui perpétuent la ronde des illusions. Certains sont situés dans une zone floue : ils nous éclairent partiellement sur votre fonctionnement, adoucissent notre quotidien, mais ne font au final que nous rassurer et ne nous préparent pas au moment de notre mort. Ils ne font pas mûrir ce potentiel d’Éveil présent en nous, qui peut être identifié par les expériences spécifiques qu’exposent avec précision les Grandes Traditions.
L’expression « mindröl » est donc un terme-clé qui permet également d’authentifier les enseignements vitaux des Grandes Traditions : ces enseignements qui nous permettent d’accéder à la nature ultime, non-née, de notre esprit. Celle-ci est nommée « bonheur suprême » et « extinction de toute souffrance » et devrait être le but de toute vie. Vous ne trouvez pas ?
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