Le grand bain
Écrit par Johanne Bernard
Blog | Dzogchèn Pratique | Esprit et Dzogchèn
Dans « Le grand bain », Johanne nous raconte comment l’épreuve sportive de l’athlète peut être une expérience du samsara et du nirvana.
Série : Eté 2024
Le grand bain
Au bord de la piscine, l’athlète se prépare. Il retire son peignoir, réajuste son bonnet de bain, place ses lunettes de protection sur son visage. Il a déjà effectué ces gestes des centaines de fois, mais celle-ci est particulière. C’est la grande épreuve. La famille, les amis et aussi sa petite amie sont venus l’encourager. Dans les gradins, ils ont déployé une grande banderole avec son nom. Même son entraîneur est aux petits soins.
L’athlète se met en position face à son couloir de nage. Il attend le signal du départ. Ses concurrents font de même. C’est le moment de se concentrer. Dans ces secondes qui lui semblent une éternité, son esprit est happé par tous les sons autour de lui, comme s’ils étaient amplifiés : la voix de sa petite amie qui l’encourage, sur les gradins ; le craquement de nuque de son concurrent à quelques mètres de lui ; les claquettes de son entraîneur au bord de la piscine ; et le battement de son cœur qui bat, qui bat, qui bat. Tout cela est très contrariant…
Un coup de sifflet retentit. L’athlète plonge, d’un coup. Au moment même où il fend l’eau, tous les sons disparaissent. Seul le battement de son cœur persiste. L’athlète note d’ailleurs qu’il bat encore plus vite. Toc toc. Toc toc. Toc toc. Au moins, se dit-il, il n’entend plus ceux de l’extérieur.
“(…) dans les Jeux Olympiques de l’esprit, la nature primordiale est toujours première à la base. Et le grand bain, celui de la présence spontanée, n’a ni début, ni fin.”Lancer le marteau
5 mètres. L’athlète entend encore son cœur, mais de plus en plus ouaté, ce qui le rassure un peu… C’est une épreuve de nage libre, il attaque donc celle qu’il a choisie, celle pour laquelle il s’entraîne depuis des mois : la brasse papillon. Inspiration, traction, balancement des deux bras en avant, expiration, traction.
15 mètres. Une ombre passe près de lui. Se peut-il que ce soit déjà son concurrent qui le dépasse ? L’athlète se demande s’il a raté son départ… Et alors qu’il évolue dans un silence ouaté, ce sont maintenant les pensées qui l’assaillent…
20 mètres. L’athlète, pris dans ses pensées, manque sa traction et perd quelques mètres de plus par rapport à l’ombre qui file près de lui… « Rien n’est jamais perdu. Concentre-toi », se dit-il. Ni sur les sons internes, ni sur les pensées. Concentre-toi juste sur le mouvement.
30 mètres. L’athlète se concentre, il donne tout. Il n’est plus que mouvement. Mouvement des poumons, mouvement des jambes, mouvement des bras qui se déploient, plongent, se déploient à nouveau.
40 mètres. L’athlète n’est plus un athlète. Il est un papillon, un papillon d’eau qui déploie ses ailes, plonge dans le ciel inversé, déploie ses ailes à nouveau.
50 mètres. L’esprit entier de l’athlète est papillon. L’athlète est entré dans ce qu’on appelle le flow, cet état de concentration extrême, ce moment où l’esprit est entièrement pointé, absorbé dans une activité, où il n’y a plus de pensées.
60 mètres. Il n’y a plus de papillon, plus d’eau, plus de ciel, plus de notion de distance ou de temps. La notion même de flow n’existe plus.
70 mètres. Le mouvement n’est plus mouvement, il est luminosité. Et chaque brasse est dynamique de l’esprit. L’athlète expérimente ce que la tradition appelle l’expérience de « l’au-delà des tourments » (nirvana). Hors du temps. Hors de l’espace. L’esprit rejoint sa base.
90 mètres. Coup de sifflet. Son lointain, éclair de luminosité.
100 mètres. Le corps de l’athlète touche le bord de la piscine et s’arrête. Sa tête émerge de l’eau. Tous les sons reviennent d’un coup. L’athlète est encore papillon. Il ne reconnaît pas la voix de sa petite amie qui crie victoire, ni le son des claquettes de son entraîneur qui se précipite vers lui… Il ne sait plus où il est, ni qui il est… Puis, peu à peu, il entend les battements de son cœur. Toc toc. Toc toc. Toc toc. Il entend les cris. Il voit le visage de son concurrent dépité. Il découvre qu’il a gagné. Et comme un flot soudain, l’émotion de sa victoire le submerge… Il revient dans ce que la tradition appelle « l’errance cyclique » (samsara).
Nirvana, samsara… sont en réalité les deux faces d’une même pièce. Mais pour le découvrir, l’athlète doit répéter l’exercice : pousser l’expérience du nirvana, pousser l’expérience du samsara, arriver à séparer l’une de l’autre, reconnaître ce qui est de la réalité et ce qui est de la projection. C’est ce qu’on appelle pratiquer les Khordé Rushen dans le Dzogchèn. Une phase préliminaire indispensable à la reconnaissance de notre nature véritable…
Que l’on gagne ou que l’on perde n’a, alors, plus aucune importance, car dans les Jeux Olympiques de l’esprit, la nature primordiale est toujours première à la base. Et le grand bain, celui de la présence spontanée, n’a ni début, ni fin.
Retrouvez les autres articles de la série : Cérémonie d’ouverture – Nenikekamen! – Lancer le marteau
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