L’Ami de bien 1
Écrit par Mila Khyentse
Blog | Culture et traditions | Dzogchèn Histoire | Les bases du Dzogchèn
Dans cet article, “L’Ami de bien 1”, Mila Khyentse parle du berceau asiatique de la figure spirituelle de l’Ami de bien, le maître.
L’Ami de bien 1 : le berceau asiatique
Pour aborder la question de l’ami de bien, du maître, dans la tradition du Dzogchèn, il est nécessaire de se retourner vers les origines (supposées) de cette figure et de cette fonction au sein du berceau asiatique. Il nous faut donc faire un bond dans le temps, au moins jusqu’à 4000 ans avant J-C, et la constitution du monde indo-européen, même si on pense à l’heure actuelle que la naissance des cultures proto indo-européennes se situerait autour de 8000 avant notre ère.
Selon Georges Dumézil, toutes les populations de culture indo-européennes – nos ancêtres pasteurs nomades des steppes turco-mongoles – ont toujours possédé une triple structure de société et l’ont répandue partout où ils ont essaimé, ou presque. La culture de Yamna, la plus connue, a donc imposé, en gros entre 3500 avant notre ère et 800 avant notre ère, une structure de société humaine dont nous avons également hérité en Occident. Cette structuration de la société a engendré une division en trois parties séparant les acteurs de la fonction « sacrée », de la fonction « militaire » et de la fonction « productive ».
Dans le monde indien, elle a donné naissance aux « varṇa » (« couleur » et « rang » en sanskrit) pendant la période védique. Le Rig-Veda dit que l’homme primordial, le puruṣa (prononcer pourousha), donna naissance aux quatre varṇa dans la strophe 12 de L’Hymne au Puruṣa : « Sa bouche devint le Brahmane ; le Guerrier (rājanya, équivalent de kṣatriya) fut le produit de ses bras ; ses cuisses furent l’Artisan (vaiśya) ; de ses pieds naquit le Serviteur (śūdra) » [1].
Ces varṇa, appelées castas (castes) par les missionnaires portugais, ont hiérarchisé toute la société indienne à partir de là, en créant des « paires vertueuses » : les deux premières : prêtres et rois (ou guerriers), et les deux dernières : marchands et serviteurs. La dernière a longtemps été considérée d’ailleurs comme une “non-couleur”.
Ce sont les deux premières couleurs qui ont toujours constitué l’ossature du pouvoir dans toutes les sociétés indo-européennes. Le raja règne sur terre et le brahmane est le représentant des dieux, un messager de leur volonté auprès des hommes et un sacrificateur d’offrandes auprès des dieux. Ce modèle de pouvoir s’est imposé assez rapidement partout, de l’Extrême-Orient chinois à l’Extrême-Occident européen.
Ainsi, dans l’histoire de l’humanité, le maître spirituel est avant tout un être qui accompagne, qui conseille et qui fait grandir car sa connaissance, sa sagesse, n’est pas de ce monde, c’est à dire n’est pas mondaine. Il conseille les rois ou les puissants à prendre des décisions justes et le fait qu’il puisse « dialoguer » avec ce qui demeure invisible à la plupart des hommes, fait de lui un être à part. Il est respecté, voire révéré, dans toute l’Asie, et il est indispensable à l’Homme car il peut montrer la voie de la libération, voire, dans certaines sociétés d’Asie, libérer directement de la souffrance. Son statut social est donc l’un des plus hauts, parfois même le plus haut dans beaucoup de lieux.
Dans le monde asiatique, on dit qu’il est profondément nécessaire de bien connaître le maître, l’ami de bien, avec lequel on s’engage.
Le monde tibétain a hérité de la tradition indo-européenne en ce sens que le modèle de l’enseignant provient directement du monde indien avec l’introduction simultanée du Bouddhisme et du Dzogchèn dès le 8e siècle.
Les rois Songtsèn Gampo, Trisong Détsèn et Tri Rälpachèn des 7e-9e siècles, appelés les « trois rois religieux » ont diffusé et implanté la tradition indienne du couple prêtre-roi qui est devenu l’ossature même de la société tibétaine classique. Un terme tibétain spécifique, « mchod yon », que l’on rend souvent par « patron-prêtre », exprime cette réalité fondamentalement importante de l’histoire et des traditions tibétaines. Le Tibet va d’ailleurs petit à petit évoluer vers une fusion de ce double rôle en un seul, notamment au 13e siècle avec la famille des Kheun (‘khon) de la lignée Sakyapa et, bien sûr, au 18e siècle, avec le « Grand Cinquième », le cinquième Dalai Lama, qui devient en 1742 le chef temporel du Tibet.
Même si la tradition Dzogchèn est un peu moins conventionnelle que celle du bouddhisme tibétain en ce sens qu’un grand nombre de ses détenteurs étaient de basse extraction, il n’empêche qu’avec le développement de cette tradition sur le sol tibétain, ils étaient considérés très souvent comme des « mi chenpo », des « grands hommes » par toutes les couches de la société.
Cela étant dit, la figure du maître, de l’ami de bien, dans le berceau asiatique est devenue rapidement hiérophantique et hiératique, empreinte de respect, liée au pouvoir sacré.
Néanmoins, une autre figure du maître, celle dite de « la tradition de la forêt » (le śramana du Jaïnisme ou du Bouddhisme notamment), s’est maintenue depuis l’origine à côté de celle du hiérarque orthodoxe. Elle prend racine dans la tradition ascétique du retrait du monde dans la forêt – ce qu’avait fait le Bouddha en son temps – et a développé la tradition de celles et ceux qui pratiquent le yoga : les yoginis et les yogis. Beaucoup sont, comme on l’a vu plus haut, de basse extraction ou, fait plus rare, de haute naissance mais qui ont renoncé au monde. Ils enseignent dans les lieux retirés, dans la montagne, le désert, la forêt et ont très souvent un trait commun : une attitude non-conventionnelle. Ils sont donc plus difficiles à suivre en tant que maîtres, à moins d’apprécier cette liberté absolue par rapport à tout ordre conformiste !
Le monde tibétain a également mis un accent important sur cette tradition de la forêt en la transposant à la montagne et à ses sommets déserts. Il suffit de citer des noms comme Do Khyèntsé Yéshé Dorjé, Pältrul Rinpoché ou même le 6e Dalai Lama, pour évoquer des figures hautes en couleur et toujours en marge de la société, mais profondément ancrées dans cette tradition des yogis des origines. Elle a malgré tout eu tendance à s’effacer au fur et à mesure des siècles par rapport à la tradition institutionnelle des monastères. Il est d’ailleurs à noter que beaucoup de yogis réalisés ont fondé une lignée et/ou ont été à l’origine de la fondation de monastères.
Pour nous, en Occident, qui avons en général perdu le souvenir de cette réalité, celle de nos racines – qui a pourtant cimenté également notre société pendant des millénaires [2] – la relation à un ami de bien est un signe de soumission et de dépendance. Un des crédos actuels de la « mouvance spirituelle » occidentale n’est-elle d’ailleurs pas « ni dieu, ni maître » ?
Pas en Asie. Pas dans le berceau asiatique des grandes traditions de l’humanité, encore aujourd’hui. Cette « dépendance » est un autre type de lien ou le respect est empreint d’humilité, mais pas de servilité. On sert par reconnaissance et amour, mais on n’est pas effacé en tant qu’individu. Les rôles, les fonctions et les attributions sont définies de manière très claire et rien n’est confus. Un maître spirituel enseigne, un étudiant écoute et applique. Pas l’inverse, ni autre chose. Si défaut il y a, d’un des côtés ou des deux à la fois, on arrête la relation. Ce n’était pas la bonne. Il n’y a pas de regret. Il suffit d’essayer encore.
Ne pas connaître les racines des traditions « exotiques » que l’on arpente est un gros défaut : on ne connaît alors pas les règles, on ne sait pas comment agir, ni comment se comporter. Alors, on imite sans comprendre, ce qui entraîne beaucoup plus de confusion que de sagesse.
Dans le monde asiatique, on dit qu’il est profondément nécessaire de bien connaître le maître, l’ami de bien, avec lequel on s’engage. Il est tout autant nécessaire de connaître le type de relation (saine) basée sur la volonté d’apprendre, de pratiquer un chemin de libération et la confiance qui en découle. Enfin, il est fondamentalement nécessaire de connaître le contexte de cette relation pour pouvoir la faire évoluer, si besoin, vers une réelle rencontre avec soi-même, sa culture et ses propres convictions.
Il y a un proverbe tibétain qui dit : « seuls des humains déguisés en chèvre [3] peuvent suivre un loup déguisé en humain ». Ce qui veut dire : « le respect n’est jamais aveugle ».
Il est enfin intéressant de noter à l’heure actuelle l’évolution de la pensée sur la façon d’arpenter un chemin spirituel d’origine asiatique à la mode occidentale. Cela veut dire que le premier temps des noces est passé, celui où l’on a l’impression de voler sur un petit nuage rose, et qu’il est désormais temps de faire des efforts si on veut que notre relation marche vraiment et dure dans le temps. On ne peut faire cela si on ne se retourne pas sur la réalité des origines et les racines de ce qui constitue ces chemins, dont un des pivots centraux est la notion de transmission authentique d’un ami de bien qui a déjà arpenté le chemin de la libération à un élève qui le commence.
Plus d’articles
Un pas devant l’autre…
Dans “Un pas devant l’autre”, Denis confronte sa quête d’expériences avec les enseignements de grands maîtres contemporains du Dzogchèn.
Le sublime monarque
“Le Sublime Monarque, roi de la concentration définitive de l’esprit pur et parfait”, une traduction du Comité de traduction Dzogchen Today!
Le chemin illusoire
Dans “Le chemin illusoire”, Mila Khyentse parle du non chemin de la Grande Perfection où comment marcher avec l’illusion…