La perte du sens de l’existence
Écrit par Damien Brohon
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La perte du sens de l’existence
Vanité des vanités, tout n’est que vanité*[1]***
« Bonjour joyeux contribuables ! » comme dirait Droopy.
Ce matin je me lève avec la sensation tenace que le monde est un lieu « Assez vaste pour permettre de chercher en vain. Assez restreint pour éviter toute fuite »[2]. Il y a assez d’espace pour s’agiter et partir en quête de bonheur, d’accomplissement et de sens qui s’avèrent introuvables ou qui nous échappent quand on croit les avoir enfin saisis. Et par ailleurs, on ne peut jamais quitter le monde, ou alors d’une manière parfaitement illusoire et éphémère (jeux, alcool, drogues, passions, etc.) qui annonce un retour douloureux à la fameuse et inévitable « réalité ».
Tout me semble vain : on répète comme des automates des mots dont le sens est perdu depuis longtemps et chacun mime la sincérité par nécessité sociale mais sans plus trop savoir pourquoi. Les grands récits (religieux, politiques) chargés de donner sens à la vie humaine s’écroulent sur eux-mêmes avec une lenteur majestueuse comme des barres d’immeuble dynamitées (la bande-son de cette image pourrait être ce riff de métal que je suis en train d’écouter[3] en écrivant comme bruyante célébration du néant). Le repli sur la sphère privée, intime, ne garantit rien : incompréhensions, incommunicabilité garantiront qu’aucun réel contact avec autrui n’est possible. Pour paraphraser Dante : « Vous qui êtes déjà entrés ici en naissant perdez tout espérance. »[4]
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En nous montrant l’inanité de nos systèmes habituels de croyance ce sentiment nous offre la possibilité de voir d’une manière plus vaste et plus profonde.
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La culture moderne nous fournit de belles représentations de cette perte du sens de la vie : le spleen baudelairien, l’absurde « Ubu roi » de Jarry, l’errance sans but ni fin des personnages de Samuel Beckett, Droopy le basset dépressif des cartoons Tex Avery ou le trip-hop mélancolique du groupe Portishead. Si ce sentiment est si présent dans la culture, c’est probablement parce qu’il fréquente souvent nos vies, donnant à nos jours et nos nuits cette tonalité asphyxiante où toute résonance [5] avec le monde qui nous entoure semble perdue.
Cette sensation peut s’inviter dans des moments de crise où ce qui nous semblait assuré est remis en question (confort de vie, relations, travail, etc.) mais aussi, de manière intéressante, cela peut survenir sans raison particulière, sans que rien ne vienne spécialement nous heurter, juste parce que tout ça nous semble complètement vain, dépourvu du moindre sens, comme une mécanique qui tourne pour ne produire rien d’autre que son propre mouvement.
Pourtant « You know what, I’m happy! » comme dirait – encore – l’inénarrable Droopy.
En effet, le fait d’éprouver ce sentiment est le signe appréciable que nous avons la latitude de réfléchir au sens ou à l’absence du sens de la vie; ce qui ne serait pas le cas si nous étions uniquement en « mode survie ». Peut-être, d’ailleurs, que nous ne pourrions guère accorder d’importance à notre spleen ou à notre impression d’absurdité de la vie, si un tyrannosaure fondait sur nous pour nous dévorer, ou si des milices venaient massacrer notre famille.
Qui plus est, ce sentiment de perte de sens de l’existence est peut-être plus fécond qu’on ne le pense. Il a été éprouvé par de grands contemplatifs que ce soit Saint Jean de la Croix avec la traversée de « la nuit obscure » ou Milarépa lorsqu’il prit conscience de ses méfaits, sans parler du Bouddha lorsqu’il sortit de son palais et fit la découverte de la misère de la condition humaine (souffrance, maladie, mort). En nous montrant l’inanité de nos systèmes habituels de croyance ce sentiment nous offre la possibilité de voir d’une manière plus vaste et plus profonde. C’est l’exigence de trouver un authentique sens à notre vie qui s’exprime alors, même si c’est sur un mode pénible.
Que dirait la tradition du Dzogchèn sur ce sujet ? Elle pointerait le fait que nous désespérons de trouver du sens parce que nous le concevons toujours comme existant hors de nous-même, comme étant quelque chose qu’il faut trouver, acquérir, construire, etc. alors que tout est déjà là et de manière inconditionnelle. C’est ce qu’exprime la parabole de la quête des empreintes de l’éléphant dans la forêt alors qu’il est à la maison (Patrul Rinpoché) ou l’histoire de l’homme pauvre qui dort sur un trésor sans le savoir (dans le Traité de la Continuité Sublime du Grand Véhicule d’Asanga). C’est ce que dit très clairement le texte fondamental du Dzogchèn, Les petites graines cachées : (voir l’article ici) :
« La Nature de l’esprit est la dimension spatiale pure et parfaite,
La base d’accomplissement de l’Éveil.
La Nature de l’esprit n’a ni fondement ni origine :
Pareille au ciel, elle ne peut être trouvée par une quelconque recherche.
L’Éveil sans naissance
Est totalement au-delà d’un Éveil lié à la cause et au résultat ! » [6]
S’ouvre alors un chemin pour voir (tib. rig pa) clairement ce qui a toujours été là ! Merci la déprime, le spleen, le blues, le sentiment de perte du sens de la vie car le “vanité des vanités tout n’est que vanité “ nous a guidé vers le “vacuité tout est vacuité” où cette dernière rayonne d’une luminosité après laquelle il n’est pas nécessaire de languir car déjà pleinement présente d’emblée.
[1] En latin « Vanité des vanités tout est vanité. » in Ecclésiaste 1.2.
[2] Samuel Beckett, Le dépeupleur, Paris, Édition de Minuit, 1970, p. 7.
[3] Gnosis, album Russian circles sorti en 2022.
[4] In Dante Alighieri, Chant III de La Divine comédie.
[5] Sur cette notion on lira avec profit Résonance d’Hartmut Rosa aux éditions de la Découverte.
[6] Un commentaire concis de ce texte écrit par Mila Khyentse est disponible ici