Voyages océaniques

dzogchentoday-mk

Écrit par Damien Brohon

Damien Brohon est un artiste, un enseignant et un auteur. Il étudie et pratique le Bouddhisme et le Dzogchèn depuis 30 ans.

Blog | Dzogchèn Introduction générale | Dzogchèn Témoignages

Dans « Voyages océaniques », Damien propose un  conte qui est une métaphore du chemin selon la Grande Perfection.

Série : L’été de l’océan

 

Voyages océaniques

Un conte inspiré par la Grande Perfection

 

Pendant très longtemps je ne connus rien d’autre que l’île sur laquelle je vivais. Mon monde se bornait aux ruelles étroites d’un village blotti au centre des terres. Je n’aimais rien tant que de parcourir encore et encore les mêmes sentiers de l’arrière-pays. Je connaissais si bien les autres insulaires ! Et je n’avais aucun secret pour eux. Nous adorions nous réunir pour raconter ces histoires qui nous berçaient depuis l’enfance et allaient nous accompagner pour toujours. Et les rondes ! Et les ritournelles ! Et l’hydromel délicieusement engourdissant !

Bien sûr, il y avait le port… Bien sûr, nous apercevions des voiliers croisant vers un horizon sans fin…. Bien sûr, quand l’océan était hors de vue, de fiers albatros en rappelaient la présence. Mais tout cela était inquiétant… dérangeant… c’était un peu trop… C’était porteur de désordre… voire de chaos… À bien y réfléchir toute cette eau avait surtout l’avantage de nous tenir éloignées des autres îles !

Jusqu’au jour où mon arrière-grand-oncle – que j’aimais tant – mourut. La disparition de ce membre honorable de la communauté – distillateur d’hydromel devant l’éternel – ouvrait un gouffre dans mon joli petit monde. Rien ne semblait pouvoir le combler. Avec cela s’insinuait l’idée que le confort de cette île était la plus incertaine des choses. Que moi-même – comme tout ce qui est né – il me faudrait un jour mourir. C’est en songeant à cela que je cessais d’éviter l’océan. Bien au contraire, je plongeais mon regard dans le jeu hypnotique de ses vagues. Je le contemplais quand il se faisait miroir des flamboiements du soleil couchant ou du cercle parfait de la pleine lune. Ses scintillements m’enseignaient que mon identité d’îlien était la plus évanescente des choses. Ses profondeurs insondables m’enseignaient que la ronde des naissances et des morts venait d’un espace non né et incessant. Qui étais-je ? Jean-Michel, Shéhérazade, Sudhana ou Galadriel ? Quel sens avaient ces étiquettes ? Pourquoi vouloir enfermer l’océan dans une bouteille ?

 

 “ (…) Tout est là, tout est accompli, tout est primordialement pur et parfait dans cet océan de vacuité-luminosité.” 

Puis un jour, je partis. Dans l’incompréhension de mes proches, je pris un simple cotre [1] et je voguais vers le large – jadis tant redouté.

D’île en île mes navigations me firent découvrir d’autres mondes : des contrées de tyrannies ou de merveilles, des paysages de feu, d’or et de sang. Je vis d’autres humains aux mœurs si différentes de celles dont j’étais coutumier. Je visitais des collèges de magie et des citadelles creusées dans la roche. Je rencontrais aussi toutes sortes d’animaux marins. Mon esquif croisait parfois des bélougas ou de majestueuses tortues. Lors de mes escales, je découvris toutes sortes d’espèces parfaitement inconnues de mon île natale tels que des rhinocéros ou des licornes. Comment voit le monde la chauve-souris malicieuse qui me survolait lors d’une escale dans l’archipel des vampires ? Vivons-nous tout à fait dans la même réalité ?

dzogchentoday-Voyages océaniques

Mes perceptions devinrent de plus en plus aigües. J’en vins à voir d’autres êtres, rarement reconnus par les humains. Je croisais des rois-dragons, des esprits avides, des êtres vivant les tortures de l’enfer mais aussi des titans et même des dieux. Et je vis qu’ils ne cessaient de renaître et de mourir. Ils devenaient –par exemple –  rois, puis esclaves, puis centaures, puis lions et ainsi de suite. Ils changeaient sans cesse de condition sans rien comprendre du tourbillon dans lequel ils étaient pris. Ils vivaient – et moi avec – mille tourments dans cet océan de souffrance.

Aujourd’hui, je viens d’accoster sur une île où vit un étrange personnage. De petite taille, le teint un peu vert et les oreilles en pointe. Il porte un curieux manteau et s’appuie, légèrement courbé, sur une canne. Je me dirige vers lui. J’ai comme l’impression de l’avoir cherché durant tout mon voyage océanique. En même temps c’est comme s’il avait été là depuis le début.  Il me semble parfaitement insaisissable et profondément chaleureux. Comme s’il était très proche et très lointain à la fois. Je lui parle. Qui est-il ? Il ne répond pas. Soit il ne me comprend pas, soit il ne veut pas me répondre. Un silence s’installe. Il dure un instant ou une éternité. Qui es-tu ? Toujours pas un mot. 

 

dzogchentoday-Voyages océaniques

Maintenant, je ne ressens plus aucune hâte ou même le moindre mouvement vers quoi que ce soit. Il me sourit. Il pointe son cœur puis le mien. Tout est là, tout est accompli, tout est primordialement pur et parfait dans cet océan de vacuité-luminosité.

La nature primordiale et lumineuse de l’esprit est la sagesse primordiale, spontanée, vide et claire. Elle est vide par essence, semblable à l’espace ; son expression naturelle est lumineuse comme le soleil et la lune ; et l’éclat de sa puissance de connaître se manifeste de manière incessante, comme la surface immaculée d’un miroir transparent. [2]

Le cœur empli de gratitude je retourne vers mon île. Elle était juste à côté ! Après être parti si loin, je suis revenu tout proche de mon point de départ ! Lorsque je débarque je constate que rien n’a changé. Et pourtant tout est différent. L’hydromel continue de remplir les estomacs. Les rondes et les ritournelles continuent de tourner – tout comme les naissances et les morts. Mais tout ceci est le rayonnement de la nature de l’esprit. Il en était ainsi depuis le début mais il fallait un voyage océanique pour le révéler.

 

 

[1] Voilier avec un seul mat.

[2]Citation par Longchenpa du tantra Le roi tout-créateur (Kun byed rgyal po) dans Trouver le repos dans la nature de l’esprit, trad. comité de traduction Padmakara, Padmakara, 2025, p. 249.

 

Plus d’articles