Moi, moi, moi (et les autres ?)
Écrit par Damien Brohon
Blog | Et moi dans tout ça ? | Réflexions sur la vie
Dans «Moi, moi, moi (et les autres ?)», Damien nous propose avec le Dzogchen de rencontrer un moi au-delà du moi et un autrui libre de toute idée d’autrui.
Moi, moi, moi (et les autres ?)
Parlez-moi de moi il n’y a que ça qui m’intéresse. [1]
Il est l’objet de notre attention inquiète : il ne faudrait en effet pas qu’il prenne froid ou soit trop pris par ces idées noires qui reviennent souvent ces derniers temps…. Ses goûts (peut-être pour les vraies fraises du terroir) et dégoûts (pour la version chimique de ce fruit, supposons) n’ont aucun secret pour nous et nous prenons toujours grand soin d’attirer à lui ce qu’il aime comme d’écarter vers les ténèbres extérieures le moche, l’irritant et le vraiment trop bizarre. Nous prenons ses petites manies avec tout le sérieux requis – comme si nous étions le majordome d’une altesse royale. Nous ne cessons de lui prodiguer des soins médicaux, physiques, psychologiques, spirituels, le tout peut être synthétisé dans une approche holistique. Tout ceci se faisant non sans angoisse – car depuis sa naissance (où il a été expulsé de la relative tranquillité amniotique où il se trouvait) il ne cesse d’être menacé par la maladie (du gros rhume au cancer fatal, du mal de dent aux troubles mentaux), la vieillesse (du déclin propre à tout est ce qui est né un jour jusqu’aux nombreuses pertes, empêchements, diminutions etc. qui parsèment nos existences) et, bien sûr, la perspective finale de sa mort.
De qui parle-t-on ainsi ? De notre enfant chéri, de notre amoureuse ou de notre animal de compagnie ? C’est possible. Mais ces quelques lignes vous évoquent peut-être aussi un personnage fort éminent dans la vie de chacun : Moi. Notre chouchou bien aimé, notre roudoudou chéri. Qu’est-ce que le Moi ? Pourquoi occupe-t-il une place si centrale dans notre esprit comme dans notre existence ? Quelle est son origine ?
« En fait, tant que notre point de référence est le moi, le monde entier est jugé, mesuré et organisé à son aune. Ce qui peut donner une impression de claustrophobie. »
À chaque instant, de jour comme de nuit, nous avons le sentiment d’exister. Nous ne sommes pas des paquets de nouilles, des agrafeuses chromées ou des sacs de plâtre. Nous ressentons, pensons et rêvons. Nous avons le sens naturel, inné, constant d’être là. Ce sens de présence nous vient du fait d’avoir un esprit. En tibétain, les êtres sont dits sems can – “possesseurs d’esprit” – et définis par cette possession même. L’esprit est décrit par la tradition du Dzogchèn comme ce qui est « clair et qui connaît ». C’est cette capacité à connaître qui donne ce sens de présence, cette clarté. Mais comment connaissons-nous ? Je sais que je suis là et je sais que je ne suis pas rien : nous voyons cette présence pure et ouverte comme étant un Moi. Une identité qui serait dotée de permanence (je suis toujours moi-même), d’autonomie (j’existe par moi-même) et de singularité (je suis un tout non composé). Chaque expérience est alors perçue par ce filtre. Est-ce que cette musique que j’entends me plaît ? Est-ce que je trouve ce texte intéressant ? Est-ce ce plat de tofu épicé est bon pour moi ? Dès lors que nous avons assimilé le sens de présence dont il était question plus haut à un Moi, nous sommes attirés par tout ce qui peut confirmer son existence et angoissés par tout ce qui la remettrait en cause.
Quelle place pour autrui dans cette perspective ? Une question que l’on pourra se poser par exemple dans le métro, en contemplant la manière dont chacun s’absorbe dans sa bulle numérique, c’est-à-dire l’univers de son moi algorithmiquement défini éclipsant ainsi parfaitement la présence de ses compagnons de voyage. Pour le moi, il n’y a d’autrui que par rapport au moi : mon père, ma voisine, mon ami, ma chanteuse préférée ou « l’autre con à la télé ». Autrement dit, des rôles à jouer dans le théâtre du moi où l’on recherche peut-être plus la confirmation du moi que la rencontre réelle avec autrui. Lorsque l’on se heurte, se frotte, se mesure, se dispute, se mélange à autrui, cherche-t-on vraiment à le rencontrer ? Qui visent nos danses, nos caresses, nos coups, nos jeux, nos poignées de mains ? Autrui ? Ou via autrui, nous-mêmes ? Nous aimons ou détestons autrui, mais est-ce réellement pour en éprouver l’existence – cette altérité irréductible à nos vues – ou juste pour en confirmer la nôtre ? Bien sûr, la morale – religieuse ou laïque – vient réguler notre égoïsme, mais le malaise persiste et disputes, divorces ou guerres (ce n’est qu’une question d’échelle) nous rappellent que nous ne parvenons en fait que rarement à percevoir autrui au-delà des projections du moi.
En fait, tant que notre point de référence est le moi, le monde entier est jugé, mesuré et organisé à son aune. Ce qui peut donner une impression de claustrophobie. Dans le monde du « moi versus autrui », on se sent un peu à l’étroit. Et probablement aussi assez seul… D’où le malaise que l’on peut parfois ressentir et qui – pour la tradition de la Grande Perfection – est germe de sagesse. En effet, cette pénible sensation est le signe très concret que notre vision du réel rate la profondeur de ce que nous sommes. Le moi est un concept destiné à assurer une prise solide sur notre expérience de vie, sauf que celle-ci est infiniment plus vaste, dynamique et fluctuante que toutes les représentations que l’on peut en faire. Notre nature est pureté primordiale et luminosité radiante. Au-delà de tout moi. Un texte majeur de la Grande Perfection nous dit ainsi : En premier, pour les êtres illusionnés comme l’évidence primordiale n’apparaît pas en tant que base, Ils n’en ont aucune conscience, même pas la plus obscure, cette ignorance même est la cause de l’illusion, Et ils sombrent dans un état de stupeur aveugle, l’esprit hébété et paniqué. De là naît la saisie opposant soi et autrui. [2]
C’est parce que nous ne voyons pas « l’évidence primordiale » (en tibétain rigpa), la nature inconditionnée de notre esprit que nous en venons à imaginer, dans une panique parfaitement inconsciente d’elle-même, l’opposition entre soi et autrui pour construire une « réalité » à laquelle pouvoir- tant bien que mal – se fier. Cette fiction, à la validité toute relative, ne peut qu’occulter notre nature véritable : « Celui qui voit ce qui n’existe pas, ne voit pas ce qui existe » [3] dit l’Ornement des Sūtras du grand véhicule [4]. C’est par des aperçus, puis un approfondissement croissant de la vision de notre nature vraie, que nous mettons en perspective cette vision de soi et d’autrui : elle n’est qu’une construction très provisoire et peu assurée d’elle-même. Nous pouvons alors rencontrer ainsi un « moi » au-delà du moi et un « autrui » libre de toute idée d’autrui. Ainsi, méditer, contempler ou faire des retraites est-il, contrairement à ce que l’on pourrait croire, le plus sûr moyen de rencontrer vraiment nos amis, nos collègues, notre famille ou les inconnus que la vie nous amène à rencontrer. La rencontre – pour qu’elle ne soit pas illusoire – ne peut se produire réellement qu’ avec et dans la Vue du Réel.
[1] Titre d’une chanson dont les paroles et la musiques sont de Guy Béart (1980) et interprétée par Jeanne Moreau et Guy Béart. BACK
[2] Dans kun bzang smon lam stobs po che, Le puissant chemin de souhaits du Tout-Excellent, Un terma révélé par Rigdzin Gödem (1337-1408) traduit par le comité de traduction de Dzogchen Today! BACK
[3] Cité dans Sandy Hinzelin, Tous les êtres sont des Bouddhas (tib. de bzhin gshegs pa’i snyong po bstan pa zhes bya ba’i bstan bcos), traduction et commentaire du « Traité qui montre la nature de Bouddha » du Troisième Karmapa, Vannes, Sully, 2018, p. 68.
[4] Titre sanskrit : Mahāyāna-Sūtrālaṃkāra.
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