L’origine de l’individu

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Ecrit par Damien Brohon

Damien Brohon est un artiste, un enseignant et un auteur. Il étudie et pratique le Bouddhisme et le Dzogchèn depuis 30 ans.

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L’origine de l’individu ? Dans son article, Damien nous parle de la façon dont le Dzogchèn aborde cette question, notamment par l’exemple de Padmasambhava.

L’origine de l’individu

 

« Where are you coming from ? », « D’où viens-tu ? » : question taraudante, essentielle, fondatrice de toute identité et répétée par toutes sortes d’interlocuteurs lors d’un voyage en Inde ou au Népal. Impossible d’échapper à son statut d’étranger…  Grande est la curiosité de nombre d’habitants de ces pays au sujet de l’apparition exotique que l’on constitue en débarquant inopinément dans leur village, leur ville ou leur temple. Un attroupement, souvent des jeunes gens mais pas uniquement, se constitue. Les interrogations se multiplient. Les plus audacieux veulent une photo d’eux-mêmes avec l’étranger à la mystérieuse origine. Oui… d’où viens-je, au fait ? « From Paris » comme je réponds, allumant à cette occasion des tours Eiffel, des Zinedine Zidane et des flacons de parfums dans les yeux de mes infatigables questionneurs… Mais bon… est-ce satisfaisant comme réponse vue la portée de la question ?

Etre ainsi sans cesse interrogé sur son origine est une des causes (pas la seule bien sûr) de ce que Régis Ayrault[1] (qui s’y connaît pour avoir été médecin psychiatre au consulat de France à Bombay) nomme le syndrome de Bénarès, cette maladie mentale qui saisit nombre de voyageurs occidentaux visitant ces contrées. Sans le savoir, ni bien sûr le vouloir, les adolescents en uniforme d’écolier croisés aux pieds des stoupas anciens de Sarnath ou les villageois de Kushinagar revenant des champs touchent un point plus ou moins sensible selon les personnes…

 

“Mon père est la sagesse de rigpa, ma mère est la félicité-vacuité, Kuntouzangmo. Mon pays est l’espace de la réalité absolue sans naissance, j’appartiens à la famille de l’indivisibilité de l’espace et de rigpa.” 

 

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Notre origine et donc notre identité sont peut-être d’autant plus difficiles à définir que la modernité nous a extrait des filiations bien établies de générations en générations durant des siècles et exige que nous soyons enfin pour notre plus grand bonheur « nous-mêmes ». Ce projet émancipateur demande aux individus d’énormes efforts d’auto-définition jusqu’au risque de la « fatigue d’être soi »[2]. Jusqu’à ne plus vraiment pouvoir dire d’où l’on vient… En effet, dans cette quête de « savoir d’où l’on vient pour savoir qui l’on est », l’on se perd souvent dans les tentatives de donner une cohérence aux myriades d’éléments culturels, familiaux ou psychologiques qui construisent notre identité. Comment se constituer un « profil » qui pourra sembler consistant à autrui comme à soi-même ? Une filiation régionale forte type Pays Basque ou Bretagne « si, si… par mon arrière-grand-oncle », l’appartenance à la « tribu » rare des gothiques-hip hop-collapsologues « ma vraie famille » et, cherry on the cake, un séjour de six mois en Nouvelle-Zélande qui fait que « tu vois, en vrai, je suis trop un kiwi de cœur ». Derrière ces propos, il y a souvent la recherche épuisante d’une fondation stable à notre personne. Mais cette dernière se fait sur des sables mouvants, sous le coup des événements intérieurs (revirement, crises existentielles, « oui mais le régionalisme c’est pas un peu réac’ au fond ? »)  et extérieurs (changements, surprises, « mon visa n’est pas renouvelé, je ne me sens pas si kiwi que ça finalement… »).

Pour les enseignements du Dzogchèn, la représentation de son origine que se fait un urbain occidental déraciné post-moderne ou un indien dont la vie quotidienne est régie par les droits et devoir de sa caste est toujours de l’ordre de la construction. Notre origine est le produit de la réunion de multiples causes et conditions, laquelle en dernière analyse nous échappe… tant que nous ne la considérons que d’un point de vue relatif, phénoménal. Le Dzogchèn nous propose de porter le regard vers notre origine absolue, primordiale, celle de notre essence. Padmasambhava dit aussi le deuxième Bouddha, dit aussi le Né du lotus, une des figures majeures de la lignée du Dzogchèn fut lui aussi confronté à des « Where are you coming from ? », lors de sa venue dans le sous-continent indien. La tradition tibétaine nous dit qu’il apparut spontanément en Oddiyana[3], pays dont le souverain, Indrabodhi, était en quête de ce qui pourrait mettre un terme à ses souffrances personnelles ainsi qu’aux épreuves que traversait le royaume[4]. Le roi le découvrit un extraordinaire enfant, trônant sur un lac nommé Dhanakośa, au milieu d’un massif de lotus, dans une tente de cinq couleurs lumineuses. Le monarque bombarda de questions pressantes Padmasambhava et cela avec d’autant plus d’intensité qu’il pressentait là une réponse radicale à ses angoisses.

Le roi, émerveillé, interrogea l’enfant : « Prodige ! Merveilleux enfant en tout point sublime, Qui est ton père, qui est ta mère ? Quel est ton pays, à quelle famille appartiens-tu ? De quoi te nourris-tu, que fais-tu ici ? »

L’enfant répondit : « Mon père est la sagesse de rigpa, ma mère est la félicité-vacuité, Kuntouzangmo. Mon pays est l’espace de la réalité absolue sans naissance, j’appartiens à la famille de l’indivisibilité de l’espace et de rigpa. Je me nourris des apparences dualistes et des pensées discursives et je suis ici pour accomplir l’activité de destruction des affects négatifs. »*[5]

 

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En lisant ce texte c’est comme si un vent frais venu directement du lac Dhanakośa, chargé de délicates senteurs de lotus et surtout d’un puissant parfum d’éveil, venait dissiper toutes nos tentatives de comprendre d’où nous venons et qui nous sommes. En effet, Padmasambhava, lorsqu’il parle de son origine, pointe celle du Réel même, l’origine de tout ce qui est, et donc la nôtre. Celle-ci est intemporelle et réside donc au cœur de chaque instant car elle est notre nature véritable. Le texte la nomme la sagesse de rigpa, la félicité-vacuité, l’indivisibilité de l’espace et de rigpa. Vouloir s’accrocher à une autre identité c’est comme vouloir faire entrer le ciel en bouteille en tentant ainsi de mieux le définir. Ce qui est tout à fait vain, égarant et limitant. Ici Padmasambhava nous invite plutôt à embrasser l’illimité de notre origine véritable. Comment ? Par la pratique du Dzogchèn où les apparences dualistes et pensées discursives, ne forment plus un obstacle mais au contraire une nourriture pour la méditation qui loin de s’y laisser prendre en reconnaît la nature vide et lumineuse, détruisant ainsi les affects négatifs. La question de l’origine est donc essentielle – merci de me l’avoir posée de manière insistante, chers citoyens de la République d’Inde et de la République Fédérale du Népal ! – et il importe – sans se contenter de solutions faciles –  d’aller chercher la réponse à celle-ci jusqu’au bout. C’est là que nous pouvons trouver une détente réelle et profonde, c’est là que toutes les ratiocinations se dénouent, c’est là que la quête s’apaise, c’est là qu’apparaît vraiment, libre de toute fabrication, l’origine de l’individu.

 

[1] Régis Ayrault, Fous de l’Inde, Délires d’occidentaux et sentiment océanique, Payot.

[2] Voir l’ouvrage éponyme d’Alain Ehrenberg aux éditions Odile Jacob.

[3] Aujourd’hui au nord-est du Pakistan, dans la vallée de Swat.   RETOUR

[4] Pour connaître les détails de cette histoire, lire la traduction du Padma Kathang par Philippe Cornu, Padmasambhava, La magie de l’éveil, Paris, Seuil, 1997.

[5] Ibid p. 61.

 

 

 

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