L’Ami de bien 4
Ecrit par Grégoire Langouet
Blog | Dzogchèn Histoire | Les bases du Dzogchèn
Dans “L’Ami de bien 4”, le dernier article de la série du Maître, Grégoire nous parle de l’islam soufi et de sa proximité avec le Dzogchèn.
L’Ami de bien 4. Le Maître en Islam
Pour continuer notre petit voyage dans les traditions d’Orient et leur rapport au maître, tournons-nous à présent vers l’Islam. Comme le judaïsme, cette grande et vaste tradition possède en son cœur son élément le plus spirituel – dans la cas de l’Islam sunnite : le soufisme (taṣawwuf). La figure du maître (cheikh – شيخ) y est centrale. Dénommé pîr dans le monde persan, le maître a une fonction étrangement proche de celle déjà rencontrée dans les articles précédents, que ce soit en Asie, en Occident ou dans le Proche-Orient antique…
L’aspirant à la Voie doit d’abord pratiquer les cinq piliers de l’islam (profession de foi, prière, aumône, pèlerinage, jeûne du Ramadan), comme tout croyant musulman. C’est ensuite une quête spirituelle personnelle qui va l’amener jusqu’à la figure du maître. Ibn ʿArabî (1165-1240), peut-être le soufi le plus célèbre avec Jalâl al-Din Rûmi (1207-1273), écrit dans son Kitâb al–tadbîrât al–ilâhiyya (Livre des gouvernances divines) qu’un des éléments centraux du cheminement spirituel consiste à « chercher un enseignant (ustâdh) qui te fasse voir les défauts de ton âme (ʿuyûb nafsik) ». Mais a-t-on vraiment le choix dans cette recherche ? Et qui cherche qui ? « Cela fait vingt ans que je t’attends », dit son futur maître à l’émir Abd-el Kader, le cheikh Muhammad al-Fasî, lors de leur première rencontre à La Mecque.
Comme dans le Dzogchèn, le maître réalise donc l’éducation (tarbiya) du disciple. Il le fera passer par des épreuves visant à s’assurer de sa détermination et de sa sincérité. On pense dans le monde tibétain à l’exemple de Marpa et Milarepa (XIe s.)… Le maître doit bien connaître ses disciples afin de les guider le plus finement possible. Pour un accompagnement (ṣuḥba) efficace, des enseignements et instructions généraux ne suffisent généralement pas. Il faut un compagnonnage rapproché, personnalisé. Ceci n’est pas sans poser problème quand de nos jours certaines confréries – communautés soufies (ṣūfī), institutionnalisées à partir du XIIe s. – possèdent des milliers de disciples… Dans ce cas, le cheikh est parfois assisté de guides spirituels (murshid).
“Mais comme dans le Dzogchèn, dans l’islam soufi le maître n’est pas toujours un être humain ! Car ultimement, tout est le maître.”
Dans son cheminement sur la voie initiatique (tarîqa), le disciple se dirige vers la Réalité divine (haqîqa). Il cherche à en faire l’ « expérience » par la connaissance primordiale (ma’rifa) ou l’union mystique (al-fanâ’). Ceci le mènera à annihiler son âme (nafs) en Dieu en revivant l’expérience intime du prophète Muhammad lors de la nuit du Mi’râj : lors de son ascension nocturne (isrâ) de la Mecque vers Jérusalem.
Pour s’immerger ou s’annihiler (al-fanâ’) en Dieu, le disciple se fond d’abord en son maître, puis en le Prophète Muhammad. Une chaîne initiatique (silsila) relie ainsi Dieu au disciple via Muhammad et son propre maître.
En vue de cette immersion du disciple en son maître, il reçoit de celui-ci l’initiation de la lignée, souvent sous la forme de la « prise du pacte » (’ahd, bay’a), qui réactualise alors le pacte passé entre Dieu et les Humains (Coran, 7, 172). A travers le cheikh se déverse donc la baraka, la grâce divine de la réalité muhammadienne (haqiqa muhammadiyya). Le disciple en devient ainsi l’héritier sur terre afin de rappeler le message central de l’unicité divine (tawḥīd) : Lâ ilâha illa Allah, « Il n’y a de divinité que Dieu ».
Mais comme dans le Dzogchèn, dans l’islam soufi le maître n’est pas toujours un être humain ! Car ultimement, tout est le maître. Un animal peut l’être, tout comme un objet inanimé. Ibn ʿArabî trouva par exemple le maître en une gouttière laissant naturellement se déverser l’eau de pluie en son sein – en toute confiance et soumission à l’ordre divin.
Le maître humain pour sa part a des fonctions particulières : la préservation et la transmission du secret (sirr) de la présence divine dont il est dépositaire. Chaque maître possède d’ailleurs des caractéristiques liées à un type prophétique particulier : Jésus, Moïse, Salomon, etc. Il aura plutôt une fonction d’enseignement, de guérison, en lien avec les animaux, d’aide aux plus démunis, etc. Il existe même, pour chaque génération, un Maître des maîtres : le Pôle (qutb). Il est l’équivalent de la figure de l’Imam dans la tradition chiite. En Islam soufi, comme souvent dans le Dzogchèn, on reçoit habituellement les instructions d’un seul maître. Il nous accompagne et nous guide toute notre vie, à notre mort… et jusqu’après notre mort…
Chemin faisant, le disciple goûtera de nombreux états spirituels (ahwâl) ponctués de stations (maqâmât) et ce jusqu’à l’ivresse et sa subsistance (baqâ’) en Dieu. Sur ce chemin, le maître est alors le modèle à suivre, à l’image du Prophète (nabî) et messager (rasûl) de l’Islam, Muhammad. C’est par l’exemple de sa vie et son imitation que l’on progresse. Ce « beau comportement », ce bel agir (ihsân) servira de boussole à l’existence du disciple.
Au maître, l’aspirant (murîd) doit révérence et dévotion. Il s’engage avec lui, en toute conscience et liberté, dans une relation très particulière. Il s’en remet complètement à lui pour son développement spirituel, mais le cheikh assume aussi d’autres fonctions, plus sociales. On le consulte pour le mariage, pour des conseils professionnels ou des soucis de santé.
Le cheikh peut être un grand savant versé dans les sciences exotériques du droit et de la théologie ou un simple artisan ; un orateur charismatique des écoles coraniques (madrasa) ou un humble boulanger enseignant par ses gestes, son regard, son silence et sa présence. De fait, le maître agit en toutes circonstances sur un plan subtil, qu’il soit en présence physique de l’élève ou non.
Il leur arrive aussi de pratiquer ensemble : ils prient, récitent, parfois même chantent et dansent en communauté, jusqu’à parvenir à des moments extatiques caractéristiques de certaines confréries. La plus commune de ces pratiques est le dhikr (ou zikr – ذِكْر) : le rappel de la présence de Dieu/Allah. Certaines techniques d’usage du souffle, de mouvements du corps et de prononciation répétée de syllabes, enseignées puis guidées par le maître, permettent alors d’accéder à des états spirituels. Elles ne sont pas sans rappeler certaines techniques du monde himalayen… Vous pourrez d’ailleurs en trouver de nombreux exemples en vidéo en vous promenant sur internet !
Et si le dhikr n’est pas souvent ouvert aux non-musulmans, il arrive cependant que des échanges profonds s’opèrent entre traditions… Ainsi, un maître kabbaliste me racontait que son propre maître et ses disciples, juifs séfarades du Maroc, se devaient d’effectuer certaines retraites de pratique. En tant que petite communauté, ils n’avaient pas de lieu adéquat pour cela. Vers qui se tournaient-ils donc ? Leurs frères et sœurs soufis, qui leur ouvraient alors grand les portes de leur zawiyah et leur offraient les meilleures conditions pour leurs retraites spirituelles. Les kabbalistes juifs chez les soufis musulmans, un exemple qui pourrait bien nous inspirer aujourd’hui…
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