La montagne ça nous gagne

Ecrit par Paul Baffier
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Dans cet article, “La montagne ça nous gagne”, Paul le yogi d’appartement découvre les joies de la solitude dans une retraite de montagne…ou pas.
La montagne ça nous gagne
Ah ! Enfin tranquille !
Voilà, je suis arrivé au sommet de la montagne de (chut ! le lieu doit rester secret) et… personne !
Un vrai miracle par les temps qui courent.
Et avec un silence to-tal. Le luxe ultime.
La solitude, enfin.
Je rentre dans la grotte. Ma grotte.
Je vais enfin pouvoir commencer ma retraite loin de tous les tracas, de la foule, du bruit et des ennuis. Seul dans le silence de l’esprit.
Je débarrasse mon barda (quelques réserves de nourriture, du chocolat, une petite bière — rien que l’indispensable pour un yogi d’appartement belge comme moi), et c’est parti !
Je me mets en posture — dos droit, jambes croisées, regard levé — et formule quelques souhaits (que j’espère profonds, altruistes et universels, oui oui !) afin que cette pratique de contemplation soit bénéfique à toutes celles et ceux qui croiseront son chemin… et même à ceux qui ne la croiseront pas.
Je plonge dans la concentration. Les minutes ne passent plus.
« Je demeure dans le yoga où l’errance et son au-delà apparaissent comme des ornements,
Je maintiens l’état naturel libre de la saisie de la peur et l’espoir,
Je rencontre mon propre visage, la clarté-luminosité authentique,
Je possède les instructions sur la libération naturelle des apparences ! «
Le problème, c’est qu’au bout d’un moment, une voix derrière moi me dit :
« Eh mon gars, tu veux pas un beignet ? »
Je sursaute à m’en faire péter les guiboles, et malgré ma concentration super méga intense, je me retrouve d’un bond à l’entrée de la grotte, prêt à redescendre la montagne à toute allure sans récupérer mon chocolat.
Quoique… non, quand même.
Avec mon coeur qui bat la chamade, je prends mon courage à deux mains et je retourne vers l’intérieur de la grotte.
Je regarde dans la pénombre…en espérant que ce soit quelqu’un (oui quelqu’un) qui me fasse une blague.
Je ne vois rien.
La grotte est petite, je peux facilement en faire le tour. Je tâte les parois, j’examine les anfractuosités. Rien de rien. Il n’y a pas âme qui vive.
Une blague de mon esprit, alors ?
Ça doit être ça.
Je me rassure (auto-commentaire mental positif, encouragements, souhaits, remémoration de la vie des maîtres du passé – qui n’avaient pas de chocolat, eux) et je me rassois : retour à la pratique.
Je me mets en posture — jambes croisées, dos droit, regard vaillant — et dis à haute voix (quand même, au cas où) diverses formules de protection (on ne sait jamais) pour que tout se passe bien.
Respire…
Silence…
Concentration… Les minutes ne passent plus.
« Bon alors ce beignet, il en veut ou pas ? »
Cette fois c’est une autre voix qui a parlé, accompagnée de rires.
Sueur froide qui me descend dans le dos.
Il n’y a rien derrière moi, je le sais, je le sais.
« Il est pas rapide, celui-là. Si ça se trouve, on y sera encore dans mille ans ! »
« Et les beignets seront froids ! ». Rires.
Impossible de bouger, car il n’y a rien autour de moi, rien à regarder.
Tétanisé, mais pas totalement déconcentré. Suffisamment concentré pour se re-concentrer.
Je laisse aller la peur là où elle veut aller. Je n’essaie ni de la réprimer ni de me rassurer (je ne me laisse pas aller à décapsuler la bière non plus). Non, je laisse faire la peur dans cet état. Si mon esprit veut avoir peur (après tout, c’est normal, je suis seul dans une grotte avec des voix — quoi de plus normal ?), je le laisse faire au milieu de la concentration.
Et les voix, je ne leur prête plus attention.
« Il est coriace celui-là, il fait l’indifférent ! Comme si on savait pas qu’il aimait bien les beignets ! Ahah ! »
« Eh Paul, tu veux un peu de chantilly dessus ? »
Merde. Les voix connaissent mon nom.
Soit je suis devenu fou en une heure (c’est le mal des hauteurs, le manque d’oxygène, le délire, la privation d’appartement et de frites belges), soit… quoi ?
La réponse me tombe d’un coup dessus.
Ici, ce n’est pas ma grotte. Non, c’était déjà la grotte de quelqu’un, avant. De quelqu’un qui n’est pas un être humain, mais qui est là, bien là, dans sa maison, et moi, en fait, je suis chez lui.
« Pas chez lui, chez nous ! Ça y est, il a compris ! » Rires.
« Il en a mis du temps le petit ! » Couinements de joie.
« Pas rapide, l’intrépide ! »
« Il est lent, le méditant ! » Ils s’esclaffent, au comble de la joie.
Ils s’amusent drôlement les esprits de ce lieu. Mais je comprends à leur commentaire, qu’ils n’en sont pas à leur coup d’essai, et qu’ils ont effrayé avant moi bien des yogis d’appartement…
Cette étincelle de lucidité ravive en moi la lueur de la concentration. Je me redresse, rappelle en moi les instructions de Sera Khandro qui, elle aussi, a été challengée par des esprits. Son chant me revient d’un coup :
« Dans la retraite de montagne solitaire de la luminosité sans limites,
Je demeure dans le yoga où l’errance et son au-delà apparaissent comme des ornements,
Je maintiens l’état naturel libre de la saisie de la peur et l’espoir,
Je rencontre mon propre visage, la clarté-luminosité authentique,
Je possède les instructions sur la libération naturelle des apparences !
Dans la retraite de montagne solitaire de la clarté naturelle sans saisie,
Je demeure dans le yoga de la clarté-luminosité libre d’adhésion,
Je maintiens l’état naturel de la manifestation naturelle non-altérée,
Je rencontre mon propre visage, l’immensité sans référence,
J’ai les instructions sur la libération naturelle des passions ! »
Alors, sur rappel de l’état par l’invocation, les voix et les rires se dissolvent dans une intense lumière qui infuse toute la grotte et fait disparaître l’obscurité, les parois, la bière et le chocolat.
Et au sein de cette lumière si naturelle, si vivante, impossible de retrouver l’illusion d’être seul.
Car même le silence ne l’est pas.
Pour lire l’intégralité du chant de Sera Khandro (dans une autre traduction), c’est ICI.
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