KARMA ET JUSTICE
Ecrit par Grégoire Langouet
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Dans cet article « Karma et justice », Grégoire se demande si la justice est identique au karma et si la souffrance est Grande Perfection.
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Karma et justice
La tradition de la Grande Perfection, comme son nom l’indique, affirme que « tout est parfait ». Mais qu’est-ce que cela veut dire quand les guerres font rage, que des millions de personnes meurent de faim ou que tornades et ouragans emportent indifféremment tout être vivant ?
A ma petite échelle, peut-être, une telle perfection se trouverait-elle plus facilement ? Rien n’est certain… On me vole mon ordinateur, avec le fruit de mon dur labeur. C’est trop injuste ! Où est-elle donc cette Grande Perfection ?
Perfection, Grande Perfection vous avez dit ?
C’est ton karma mon vieux, répondent en cœur mes amis bouddhistes. Bad karma, disent-ils. Ça doit être tes actions dans tes vies passées…
Il y aurait donc une forme de justice immanente à tout acte ; ce serait ça le fameux karma ? Rien n’arrive par hasard. Chaque acte a des conséquences qui deviennent les causes de futurs actes ayant eux-mêmes des conséquences, indéfiniment. Ce mécanisme sans début ni fin donnerait forme à notre réalité, y compris aux guerres – et comme tout est « interdépendant »… les guerres, ça serait aussi à cause de nous ?! Pas si vite…
Sans entrer dans les méandres des multiples théories du karma, quelques définitions du professeur Cornu : Le karma est un cas spécifique de la co-production conditionnelle concernant les êtres sensibles. Est un karma tout acte intentionnel accompli en vue de renforcer l’illusion du « moi ». C’est clair ? Pour plus de précisions vous pouvez vous plonger dans son excellent dictionnaire encyclopédique – n’ayez pas peur, ça ne fait pas mal… sauf s’il vous tombe sur le pied !
” Car même si la souffrance est bien réelle pour celle ou celui qui la vit, cette difficulté est aussi en elle-même une voie, un chemin vers la libération et la réalisation de la Grande Perfection.”
Bref, la justice, notion cardinale des traditions abrahamiques et des mondes sécularisés, ce serait un peu le karma pour les traditions d’Asie. A ceci près qu’avec le karma il n’y a aucun juge externe à nous-mêmes ; qu’il ne s’agit pas seulement de justice économique et sociale mais plutôt d’une forme de justice « cosmique » – si vous me permettez l’expression – c’est-à-dire qu’elle prend en considération l’ensemble des êtres et des éléments du cosmos, de la « nature » ; et surtout qu’avec le karma, l’intention – c’est-à-dire une forme d’activité de l’esprit – est ce qui importe plus encore que l’acte lui-même.
Mais est-ce bien ce que dit aussi le Dzogchèn, la Grande Perfection ?
Elle s’accorde avec certaines traditions asiatiques en ce qu’elle ne peut envisager la perfection de la réalité du point de vue d’une seule et unique existence. C’est sur d’innombrables vies que la « justice » du karma s’accomplie. Un acte négatif accompli aujourd’hui n’aura pas forcément de répercussion dans cette vie ; voilà peut-être pourquoi, moi qui suis irréprochable – si si, promis ! –, on me vole mon ordinateur en fracturant ma voiture…
« Regardez dans ce corps vos actes de jadis ; Et dans vos faits présents là où vous renaîtrez. » dit Patrul Rinpoché. Le karma est comme notre ombre qui ne nous quitte jamais. Elle nous suivra même à notre mort… et nous accompagnait déjà à notre naissance !
Mais le Dzogchèn, comme toujours, va un peu plus loin. Il est plus simple, et primordial. Car pour lui, tout simplement, le karma n’existe pas réellement. Mais alors, on peut faire tout ce qu’on veut dans la Grande Perfection – s’amuser et profiter, et même voler, tuer, etc. ? Heu… comment dire…
Pour le Dzogchèn, le karma est une vue de l’esprit, une perspective relative sur la réalité. Le monde que l’on perçoit d’ordinaire est comme les reflets dans un miroir. Il n’est pas la nature du miroir elle-même. Tout y apparaît comme une illusion magique et trompeuse. Ainsi le karma et sa causalité ne sont que le jeu des apparences. Ils ne sont pas ultimement, primordialement, réels.
Car pour la tradition Dzogchèn, la nature ultime de la réalité, celle de notre propre esprit, est vide et lumineuse. Ça en jette ! Telle la nature du miroir, elle n’est pas souillée par le jeu des apparences qui s’y déploient – que celles-ci soient jugées bonnes (un moment de détente sucrée sur une plage ensoleillée) ou mauvaise (une scène d’attentat avec des cadavres jonchant partout le sol). La réalité est primordialement pure – ka dag – et spontanément accomplie – lhun grub –, mais elle est aussi souveraine manifestation ou compassion inarrêtable – thugs rje ‘gags med.
Tout ce qui s’y déploie est manifestation de la Base. Tout ! – bon et mauvais… et même horrible ; agréable et désagréable… et même insupportable. De la Base – l’absolu – se manifestent toutes les apparences – le relatif. Et plutôt qu’une causalité karmique quelque peu linéaire et mécanique afin d’expliquer l’apparition des phénomènes, le Dzogchèn, lui, met en avant la « spontanéité » de l’émergence de la réalité à chaque instant : l’aspect lhun grub de la manifestation. Tout ce qui apparaît est parfait, primordialement vide et lumineux et se déploie spontanément. Ultimement, donc, tout est bien parfait – guerres comprises. Mais ça, c’est la théorie, la Vue – ou le résultat, une fois que l’on est parvenu au bout du chemin du Dzogchèn.
Car avant de parvenir à l’actualisation de la Vue de la Base en résultat, mieux vaut bien prendre garde à nos actions. Comme disait Padmasambhava, l’un des introducteurs du Bouddhisme et du Dzogchèn au Tibet : « Ma vue est aussi vaste que le ciel ; mes actions, plus fines que des grains de farine. » Tant que nous ne sommes pas arrivés au bout du chemin proposé par cette tradition, la vue « relative » du karma est toujours valide, de notre point de vue – pas du point de vue ultime de la Grande Perfection.
Alors ce serait bien ma faute, mon ordinateur volé ? Et les personnes qui subissent une guerre, également ? Nous ne ferions que payer les dettes de nos actes antérieurs – en cette vie… ou avant… Pas très réjouissant tout ça. L’errance cyclique est même irréparable, entend-on souvent dans la tradition (unfixable, disent les anglo-saxons). Mais, encore une fois, ça, c’est la vue relative sur la réalité, celle avec laquelle s’accorde le karma ; pas celle radicale du Dzogchèn. Pour elle, tout cela, en essence, c’est bien Grande Perfection.
Car même si la souffrance est bien réelle pour celle ou celui qui la vit, cette difficulté est aussi en elle-même une voie, un chemin vers la libération et la réalisation de la Grande Perfection…
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