L’ère de tout et l’ère de rien

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Écrit par Mila Khyentse

Mila Khyentse est un enseignant français du Dzogchèn et du Bouddhisme tibétain et l'initiateur du projet Dzogchen Today!

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Dans “L’ère de tout et l’ère de rien”, Mila Khyentse parle du processus des extrêmes humains aujourd’hui, du point de vue Dzogchèn.

Série : La vie ensemble 2 – Le premier article est ICI

L’ère de tout et l’ère de rien

Les extrêmes. Autant dans le monde bouddhiste que dans la tradition Dzogchèn, on nous met en garde contre les façons de penser, les attitudes ou les visions extrêmes. Pourtant, il faut le dire, nous ne savons plus trop ce que sont des positions ou des attitudes extrêmes de nos jours. Allez savoir pourquoi…

Les extrêmes, pour ces traditions, ce sont avant tout deux vues, deux visions de la réalité qui ne sont pas réalistes, qui ne peuvent en fait pas s’observer ou s’appliquer réellement dans notre existence. Elles sont donc totalement factices, le pur produit de notre conceptualisation des phénomènes. Il s’agit de ce que l’on appelle « nihilisme », que l’on pourrait situer, dans l’échelle de l’extrême, à la toute fin négative de l’existence. C’est le 0% de l’existence : rien n’existe ! À l’autre bout de l’échelle, au niveau du 100% de l’existence, se situe l’« éternalisme » (ou encore, pour coller à la définition plus moderne, l’« existentialisme ») : tout existe, a toujours existé et existera toujours ! Ces deux vues extrêmes de la réalité sont impossibles, réellement parlant. D’un côté, penser que rien n’existe ne peut être valide ne serait-ce que du point de vue des expériences que nous faisons : nous pensons, nous agissons, nous vivons, nous interagissons. Nous ne pouvons donc pas nous figurer que rien n’existe parce que nous en faisons bel et bien l’expérience. De l’autre côté, imaginer que tout est éternel et existe de manière absolue, sans subir de variations, de changements et finalement de disparition est également impossible. Tout le vivant, y compris notre propre existence, nous montre que tout est « impermanent » : il y a naissance, existence sans cesse changeante, et finalement mort. Rien ne dure. Tout se transforme continuellement. Un proverbe bouddhiste dit : « il n’y a qu’une seule chose permanente : l’impermanence ».

“Bouddhisme et Dzogchèn mettent donc en garde contre un phénomène bien connu : les vues extrêmes entraînent immanquablement des attitudes et des actes extrêmes (…)” 

Ce que nous propose ces traditions est de savoir regarder entre les deux, entre ces extrêmes. Voir que d’un côté cela peut « exister » en tant qu’expériences et, de l’autre, que ces mêmes expériences ne durent jamais indéfiniment. Une instruction de pratique très profonde dans la Grande Perfection stipule : « tous les phénomènes, toutes les expériences sont apparentes mais non-existantes. »

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Or, la première des choses que l’on remarque dans les sociétés du monde aujourd’hui, c’est que leur cœur balance constamment entre nihilisme et existentialisme (ou éternalisme). Nous sommes dans l’ère de tout et l’ère de rien, en même temps. Pour prendre un exemple de ces extrêmes d’aujourd’hui : d’un côté c’est la course effrénée au « toujours plus » (plus performant, plus confortable, plus amusant…) et, de l’autre, le sentiment de perte nihiliste de plus en plus présent et prononcé dans nos esprits à cause des bouleversements planétaires (les maladies mentales liées à la dépression et à la perte se développent massivement).

Ce sont les injonctions contradictoires des sociétés contemporaines qui favorisent la confusion dans laquelle nous évoluons maintenant. Étant en même temps portés par l’espoir fou, par peur et méconnaissance de la mort, que nous allons vivre indéfiniment, et par le défaitisme nihiliste profond de savoir que tout est en train de s’effondrer, nous ne savons plus où nous en sommes.

Eh bien, ce n’est pas nouveau. L’avantage de faire appel à la mémoire des grandes traditions de l’humanité, c’est qu’elles nous montrent que ce processus était déjà là à leur naissance. Que ce soit le Bouddha au 6è siècle avant J.C. ou Garab Dorje au 2è siècle av. J.C. (?), ils avaient sans cesse des débats avec toutes sortes de spécialistes – ou même avec n’importe qui d’ailleurs, un peu comme aujourd’hui ! – sur existentialisme et nihilisme.

Les extrêmes de vue et de comportement sont donc bien enracinés chez l’être humain.

Bouddhisme et Dzogchèn mettent donc en garde contre un phénomène bien connu : les vues extrêmes entraînent immanquablement des attitudes et des actes extrêmes, nourris par la confusion du choc des contradictions entre nihilisme et éternalisme qui se partagent le même espace. C’est un cocktail explosif, hautement inflammable !

Alors : « apparent mais non-existant ». Il nous faut reprendre de la distance par rapport à ce que l’on vit et à la façon extrême de l’appréhender. C’est le conseil du Dzogchèn.

Comme l’a dit Ricky Gervais dans son discours au 60e Emmy Awards (0,57’) : “Don’t cry… It’s pathetic. It’s just an award!”.

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