Le chemin qui ne mène nulle part

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Écrit par Grégoire Langouet

Doctorant à UCLouvain (Belgique), co-directeur des éditions Vues de l'esprit, traducteur du tibétain.

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Dans cet article, « Le chemin qui ne mène nulle part », Grégoire nous expose de façon condensée le chemin du Dzogchèn, un “non-chemin”.

Il nous arrive parfois d’avoir égaré notre téléphone. Nous nous agitons en tous sens, remuons ciel et terre pour le retrouver. Mais rien à faire, il semble définitivement égaré. Nous redoublons d’efforts pour remettre la main dessus. Il est perdu.

Lassé, presque désespéré, au bout d’un temps, on capitule. On abandonne tout espoir… et il est là ! Evidemment, il avait toujours été là, juste en face, en plein milieu, sous nos yeux. Se détendre et retrouver de l’espace pour mieux voir aurait suffi – au lieu de courir anxieusement vers un but. Ça ne vous est jamais arrivé ? Edgar Allan Poe et sa lettre volée en offrent un exemple classique, les aventures de Tintin et du Capitaine Haddock dans Le Secret de La Licorne et le Trésor de Rackham Le Rouge, un autre plus populaire. Tant d’efforts, pour reconnaître ce qui était déjà là – voilà une illustration possible du « chemin » dans la tradition Dzogchèn.

Certains récits, antiques ou contemporains, illustrent également cette même idée. Dans sa quête initiatique, Ulysse part chercher Hélène puis revient à Ithaque de son Odyssée. Dans ses films, Christopher Nolan nous embarque dans ses spéculations, pour nous faire revenir au départ, comme dans Tenet, en vue d’une réflexion sur la cyclicité du temps. On part pour mieux revenir mais, fondamentalement, tout était déjà là. Notre vie ne serait-elle pas à l’image de telles odyssées ? Une sorte de quête initiatique vers notre propre nature « toujours » déjà là. Voyage immobile – vers un non-but.

Ce que le Dzogchèn propose, comme toute tradition authentique, c’est un chemin, une voie de réalisation de notre nature fondamentale – un voyage initiatique vers ce que nous sommes réellement. Ce chemin, le Dzogchèn affirme cependant qu’il est illusoire. Il n’y a pas de chemin et pourtant nous devons l’emprunter si nous souhaitons parvenir au but. Arpenter un chemin illusoire pour un résultat illusoire – car toujours déjà présent et parfait : voilà ce qu’affirme la Grande Perfection. C’est loin d’être le seul exemple du caractère paradoxal ou non-duel de cette tradition.

Nous autres modernes avons largement perdu le sens de cette notion de « chemin » ou de « voie », et a fortiori que celle-ci puisse mener à un aspect ultime de la réalité – absolu ou transcendant : la Base primordiale (ye gzhi). Que notre vie, tendue vers la mort, puisse ouvrir à autre chose qu’à la seule fin de l’existence nous est largement devenu étranger. Et pourtant, c’est bien ce que propose le chemin de la tradition Dzogchèn : cheminer vers le cœur de la réalité, pour nous libérer du cycle des existences conditionnées (lire l’article de Paul).

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Ne pas chercher à transformer, à atteindre quoi que ce soit, mais demeurer dans la grande simplicité lumineuse, sans effort, inaltérée. Un chemin illusoire pour un résultat illusoire : une fois son illusion reconnue, il laisse place à l’évidence primordiale de la réalité.

 

Dans le Dzogchèn, le chemin se divise habituellement en étapes préliminaire puis principale et enfin d’achèvement. Le résultat du chemin proposé par la Grande Perfection, c’est le corps d’arc-en-ciel (lire l’article de Johanne à ce sujet), la réalisation de notre véritable corps de lumière et l’incroyable disparition du corps physique de la pratiquante ou du pratiquant aux yeux de ceux qui restent. Tout d’abord les pratiques préliminaires visent à distinguer clairement ce qui relève de l’existence conditionnée et de l’insatisfaction chronique dans laquelle nous baignons – l’errance cyclique (‘khor ba – saṃsāra) – de l’aspect complémentaire mais opposé de la réalité : la grande paix dynamique – l’au-delà des tourments (myang ‘das – nirvāṇa). ‘Khor ‘das ru shan dit le tibétain : séparer (ru shan) le cycle (‘khor) de son au-delà (‘das) : progressivement lever les voiles qui obscurcissent notre nature primordiale.

Une fois ceci pleinement accompli, c’est alors la présentation à la nature de l’esprit, l’introduction fondamentale et définitive (ngo sprod) à notre propre nature primordiale. La pratique de la contemplation naturelle (mnyam bzhag) peut alors débuter. Nous demeurons en contact avec la nature ultime de la réalité (rig pa) – nous devenons un Seigneur de l’évidence primordiale (rig ‘dzin – vidyādhara) et continuons avec les pratiques d’achèvement du chemin. Par la contemplation de trekchö (khregs gcod) – trancher la rigidité –, on dénoue toutes les fixations pour laisser aller le flot naturel de la réalité de ce que nous sommes. Par la continuité de la pratique et des expériences qui y sont faites, on en vient ainsi à stabiliser la réalisation de la nature vide (stong pa) et primordialement pure (ka dag) de la réalité. De ce vide qui n’est pas rien mais luminosité dynamique, tout peut alors se déployer spontanément (lhun sgrub). Ce sont ensuite les pratiques de thögal (thod rgal) – le saut immédiat – qui, avec les quatre visions (snang bzhi), permettent à la Base, nature ultime de la réalité, de se déployer pleinement dans l’expérience du yogi ou de la yogini. Progressivement les visions prennent toute la place de son expérience avant d’être réabsorbées en leur propre nature – à l’image du mouvement de déploiement et reploiement (‘phro ‘du) de la réalité à chaque instant – Shiva Natarāja – la danse de Shiva ou la respiration cosmique de Brahma (voir l’article de Mila Khyentse) selon d’autres traditions. Ibn ‘Arabi soutiendrait la même chose en islam soufi.

La finalisation de ce processus se poursuit sans être en rien distinguée de tous les instants de la vie ordinaire, du jour et de la nuit. La réalisation ultime de ces pratiques – le but du chemin du Dzogchèn – est alors accomplie au moment de la mort, lors de l’ultime pratique en cette vie – demeurer en contemplation pour accomplir, pour le bien des êtres, le corps d’arc-en-ciel.

Fondamentalement, dès les pratiques d’achèvement, il n’y a littéralement « rien à faire ». Demeurer, laisser-être, naturel et authentique. Ne pas chercher à transformer, à atteindre quoi que ce soit, mais demeurer dans la grande simplicité lumineuse, sans effort, inaltérée. Un chemin illusoire pour un résultat illusoire : une fois son illusion reconnue, il laisse place à l’évidence primordiale de la réalité. Plus facile à dire qu’à (non-)faire ! Il aura fallu beaucoup d’efforts pour parvenir au non-effort. Passer par tous les recoins de notre complexité pour revenir à la grande simplicité. Le chemin n’aura pas été.

Et le petit chemin dans le bois (Holzwege), que Rilke et Heidegger évoquaient, ne menait bien nulle part – nous étions déjà au milieu de la clairière, source de toute lumière.

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