L’Ami de bien 2
Écrit par Mila Khyentse
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Dans « L’Ami de bien 2, Le Dzogchèn et le rapport aux traditions occidentales », Mila Khyentse parle du maître dans l’histoire occidentale.
L’Ami de bien 2 : Le Dzogchèn et le rapport aux traditions occidentales
Le monde occidental n’est pas en reste en ce qui concerne la tradition de la figure du maître, ou de l’ami de bien, comme nous l’avons évoqué dans le premier article de cette série.
De la même manière que dans le monde indien, les sociétés de la sphère culturelle européenne de l’Ouest se sont structurées de manière tripartite.
Les Celtes tout d’abord dont les trois fonctions, clergé, noblesse et peuple – tels que l’ont défini Françoise Le Roux et Christian J. Guyonvarc’h inscrits dans les théories de Dumézil – hiérarchisaient la société. Les représentants du clergé, les Druides, étaient responsables du lien avec les dieux, le monde invisible du vivant et de l’au-delà, mais également de la connaissance et de l’éducation d’une manière plus large, notamment le rapport à la nature. C’était, à l’image du monde védique, la fonction sacrée et sacerdotale par excellence et celle dont l’aura était la plus prestigieuse car liée au « monde spirituel ». L’apprentissage se faisait de maître à disciple, au sein d’un même clan ou non.
Dans le monde méditerranéen, chez les Étrusques et les Romains, influencés également par les indo-européens et les Grecs, la fonction sacrée était également l’apanage de « spécialistes » qui recevaient un entraînement spécial de leur maître (le responsable rituel précédent) pour effectuer le rite fondé sur une stricte exécution de gestes (orthopraxie) déterminés par la tradition. En effet, les religions romaines étaient tournées presque entièrement vers le rituel et ne possédaient quasi aucune croyance ou aucun dogme, à part celles qui régulent le rapport aux dieux et le rituel à leur adresser. À Rome, comme dans l’Inde védique ou classique, la transmission de maître à disciple concernait tout particulièrement la précision du geste.
Pourtant, le Dzogchèn, comme tant d’autres traditions, insiste sur une transmission authentique, vivante, passant par l’expérience et la proximité. Ce qui est transmis est l’expérience de toute une vie de pratique, de recherches et de réflexion du maître vers le disciple.
À la fin de la période romaine, une autre figure spirituelle s’impose, celle du monde chrétien naissant. C’est ce modèle qui devient « officiel » avec l’empereur Constantin, puis qui s’impose dans l’Occident romain à la faveur des bouleversements opérés par les « invasions barbares ». La structure sociale évolue et se renforce via les trois fonctions que nous avons déjà abordées. C’est la dynastie carolingienne qui va fixer définitivement le schéma des trois ordres de toute la société médiévale : laboratores (travailleurs), bellatores (guerriers) et, au sommet, qui orant (ceux qui prient). Ici aussi, la fonction sacrée est considérée comme prééminente. Deux figures principales de la fonction sacrée se figent alors : celles du moine, le clergé régulier, et celle du prêtre, le clergé séculier.
L’image du maître est très forte, surtout dans le monachisme où le novice va suivre un « ancien » en le servant tout en apprenant de lui. C’est notamment ce que raconte très bien Umberto Eco dans Le Nom de la Rose. Néanmoins, on retrouve ce lien de maître et serviteur ailleurs, notamment dans les ordres de chevalier (chevalier et écuyer), les bâtisseurs de cathédrale (le maître artisan et les apprentis), etc.
Cette relation maître-disciple a été un des ciments principaux de la société dite d’Ancien Régime. C’était la base même de la transmission des savoirs, qu’ils soient sacrés ou profanes. Le véritable savoir, à l’image des sociétés traditionnelles, était surtout oral et donc se transmettait directement.
La tradition rabbinique, très forte dans toute l’Europe au Moyen Âge (et toujours très vivante aujourd’hui), connaît également très bien cette relation maître-élève. On apprend aux pieds du maître les textes sacrés ou profanes et on affine sa connaissance et sa sagesse par un dialogue fécond. Pour devenir « disciple des Sages », l’élève profite du souffle vivant de son maître et le fait sien.
Puis, vint la Révolution française et ce fût un autre tournant de l’histoire qui redistribua les cartes sociales, notamment en bouleversant le principe des trois fonctions.
Le monde moderne, principalement avec les Lumières, a fait encore plus évoluer le rapport hiérarchique de la société occidentale, mais resta toujours attaché, d’une manière un peu différente, à la relation essentielle du maître et du disciple, notamment en philosophie.
Il faut attendre le vingtième siècle, l’école pour tous et la révolution technologique pour redistribuer les cartes encore une fois. Une grande partie du savoir devient définitivement « civil » et est accessible d’une manière relativement ouverte : le maître est désormais celui de l’école et le rapport que l’on a avec lui n’est plus du tout celui du Moyen Âge. Cependant, le rapport maître-disciple traditionnel continue à perdurer au sein des religions, même s’il se transforme avec l’orientation prise par la modernité.
Le vingt-et-unième siècle voit se développer de manière très rapide le savoir pour tous et par tous. Nous pouvons désormais apprendre quasiment tout, en suivant des formations qui deviennent d’ailleurs de plus en plus dématérialisées. Nous nous éloignons ainsi de plus en plus de ce qui a été l’un des ciments de la société humaine quasi depuis son origine.
Cette dernière évolution de la transmission et des savoirs, sacrés et/ou profanes, fait que nous pensons avoir accès de plus en plus à un savoir qui nécessite de moins en moins une origine, et une origine humaine.
Pourtant, le Dzogchèn, comme tant d’autres traditions, insiste sur une transmission authentique, vivante, passant par l’expérience et la proximité. Ce qui est transmis est l’expérience de toute une vie de pratique, de recherches et de réflexion du maître vers le disciple. On dit « comme l’eau d’un vase versée dans un autre vase ». C’est la même eau désaltérante, quel que soit le récipient. Pour nous, bien sûr, la question n’est pas de savoir si l’enseignement peut être effectué de manière dématérialisée, mais plutôt de savoir si la Grande Perfection – ou tout autre enseignement primordial – peut être transmise sans maître. Quelle serait alors la nature de l’expérience transmise si elle ne l’est pas par quelqu’un qui l’a expérimenté directement ? Peut-être d’ailleurs que la véritable question n’est pas celle de l’importance ou non de la relation maître-disciple, mais bien plus de la clarification de cette relation.
Le débat semble faire rage à l’heure actuelle dans nos sociétés modernes occidentales.
Ce n’est pas un débat dans la Grande Perfection…
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