Les Cinq Dégénérescences – partie 2
Écrit par Paul Baffier
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Continuons avec Paul notre parcours apocalyptique à travers ce thème classique de la tradition indo-tibétaine, les “Cinq Dégénérescences”.
Série : Les conditions difficiles dans le Dzogchèn
Les Cinq Dégénérescences – Partie 2
Continuons notre parcours apocalyptique à travers ce thème classique de la tradition indo-tibétaine, les “cinq dégénérescences”.
Nous avons traité les deux premières (la durée de vie et l’époque) dans un précédent article (inspiré du soutra du Monarque Universel qui, cela ne vous aura pas échappé, traite des effets en cascade des cinq dégénérescences).
Restent donc les passions (nyon mongs), les êtres (sems can) et la vue (lta ba).
Les passions (nyon mongs)
Les passions ou afflictions (colère-aversion, désir-attachement, ignorance auxquelles nous pouvons ajouter accessoirement orgueil et jalousie) ont, pourrait-on supposer, toujours existé : elles sont des tendances fondamentales de l’être humain et des êtres sensibles en général : j’aime, je n’aime pas, je ne sais pas. Ce sont les lames de fond qui nous poussent d’acte en acte, de pensée en pensée, de choix illusoire en choix illusoire.
Mais lorsque la tradition dit, qu’à notre époque, ces cinq dynamiques de l’existence “dégénèrent”, cela veut dire qu’elles deviennent aussi folles, aussi intenses que des facteurs perturbateurs. Et elles ne perturbent rien d’autre que notre esprit qui ne sait plus se poser.
“Quand la tradition parle de “dégénérescence des êtres” (en sanskrit : sattva kaṣāya), elle mentionne aussi bien le déclin de la forme physique (au fil des âges, les êtres humains seront de plus en plus petits, de plus en plus fragiles, et de moins en moins habiles) que des capacités cognitives, c’est-à-dire la capacité à raisonner, clarifier et formuler une pensée articulée, cohérente et en adéquation avec les situations vécues.”
Le sociologue Hartmut Rosa (Accélération : une critique sociale du temps, 2013) avait bien mis en évidence que l’expérience majeure de la modernité était celle de l’accélération : accélération médiatique, accélération technologique, accélération des transformations sociales, et donc accélération du rythme de vie. Et voici que tout le monde connaît l’expérience universelle du stress, du manque de temps, de la fatigue chronique et du burnout latent. Avec, surplombantes et intimes, la dissolution nihiliste des attentes, la disparition des repères communs et la pulsation permanente du sentiment d’impuissance.
Dans cette atmosphère anxiogène, les qualités pro-sociales et favorables à la contemplation paisible telles que l’absence d’attachement (ma chags pa) et l’absence d’irritation (zhe ldang med pa) déclinent, tandis que grandissent les replis sur soi, les brusques mouvements d’humeur et les actes irraisonnés. En bref, nous sommes parcourus de soubresauts émotionnels chaotiques comme des décharges électriques.
Les êtres (sems can)
Quand la tradition parle de “dégénérescence des êtres” (en sanskrit : sattva kaṣāya), elle mentionne aussi bien le déclin de la forme physique (au fil des âges, les êtres humains seront de plus en plus petits, de plus en plus fragiles, et de moins en moins habiles) que des capacités cognitives, c’est-à-dire la capacité à raisonner, clarifier et formuler une pensée articulée, cohérente et en adéquation avec les situations vécues.
Entachée par la rage et le désir violents, l’intelligence décroît et s’obscurcit, si bien qu’elle en vient à délaisser les supports qu’elle prenait pour aide : en effet, ne sommes-nous pas passés de cultures orales, où la vie de l’intelligence était centrée sur la mémoire et les moyens mnémotechniques, à une culture de l’écrit, où les livres, sagement rangés dans des bibliothèques extérieures à nous-mêmes, ont remplacé la vivace pérennité de nos esprits ? Et ne passe-t-on pas de nos jours à un autre paradigme culturel avec l’IA ? Celui où tout le savoir humain semble (illusoirement) contenu dans une machine (éternelle) qu’il suffirait d’interroger ? Donc, à cette illusion où l’esprit serait situé en-dehors de nous-mêmes, dans un processus automatique, détaché de tout effort de notre part.
Que cela se concrétise ou non, seul le proche avenir nous le dira… Mais, certains auteurs de science-fiction, toujours aux avant-postes, ont pensé la chose et en ont tiré le film passablement comique Idiocracy, où un homme d’intelligence moyennement moyenne, projeté en 2500, se révèle être un génie face à une humanité qui a oublié les bases de tous les savoirs, en premier lieu l’agriculture et la médecine. Un film sympa et horrible… qui fait drôlement réfléchir…
La vue (lta ba)
La tradition parle de vue de la même façon qu’on parle de “point de vue” ou de perception de la réalité : c’est-à-dire qu’il s’agit non seulement de l’avis plus ou moins (dé)construit que l’on porte sur les choses en fonction d’apprentissages culturels variés, mais aussi de la perception plus ou moins spontanée qu’on en a. La vue, c’est-à-dire ce regard (porté sur le “réel”) qu’on croit authentique et dépouillé de toute arrière-pensée, alors qu’il est le fruit de nombreuses chaînes de conditionnements.
Or, dans la perspective du Dzogchèn, il existe des vues qui présentent la base primordiale de toute réalité, et les processus d’apprentissages qui permettent d’en faire l’expérience directe ; et il existe également des vues qui décrivent minutieusement l’infinité des phénomènes conditionnés-conditionnants, toujours renouvelés, à jamais infinis dans leurs émergences, à jamais infinis dans leurs disparitions.
Dès lors, dans la perspective de la pratique des bases du Dzogchèn, existent des expériences de vues authentiques (yang dag pa’i lta ba) qui introduisent à la libération de tous les conditionnements, et de toutes les vues extrêmes qui nous plongent continuellement dans un rêve éveillé, une réalité illusoire, entretenue par la ronde éternelle des pensées, l’une après l’autre. Ces vues sont dites “extrêmes” car elles nous font osciller entre la croyance en la permanence (rtag pa’i mtha’) des phénomènes et celle de la non-permanence (chad mtha’) des phénomènes. C’est d’ailleurs beaucoup plus une façon de percevoir directement la réalité que de la penser. Ces vues sont donc moins des philosophies que des modes de vie… Et… vous l’aviez deviné ? Les vues authentiques semblent disparaître à notre époque, tandis que les vues extrêmes…
Doit-on sauvegarder l’espoir d’un happy end dans un système cyclique qui déploie et reploie à l’infini des dégénérescences et des regénérescences ? La base primordiale de toute réalité est dépourvue de la dualité du bonheur et du malheur, et c’est elle que toujours, encore et encore, le Dzogchèn enseigne.
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