Lancer le marteau
Écrit par Paul Baffier
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Dans « Lancer le marteau », Paul nous raconte que le premier lancer de marteau de l’histoire reflète la pratique du Dzogchèn.
Série : Eté 2024
Lancer le marteau
Irlande pré-chrétienne. 2000 ans avant notre ère.
Les Jeux de Tailteann sont lancés à Tara, la capitale-sanctuaire de l’Irlande ancienne, par le dieu Lugh. Dieu, roi, guerrier, artiste, savant et sauveur, Lugh appartient au groupe surnaturel des Tuatha Dé Danann, venus apporter aux hommes le savoir à travers cinq objets à la puissance merveilleuse : la lance, le chaudron, la massue, l’épée et la pierre de couronnement de Fal.
Lugh rend hommage, grâce à ces jeux, à sa mère adoptive, Tailtiu, apparentée à la Terre Mère. Tailtiu est morte d’épuisement après avoir défriché les plaines d’Irlande pour les adapter à l’agriculture, et les jeux sont donc ses funérailles.
“Voici lancé le marteau de la pratique, comme une comète, parti vers l’infini, traversant le ciel pour tous les êtres.”Lancer le marteau
Il s’agit, on le voit, d’un mythe de fertilité, d’abondance : il célèbre la moisson, l’épanouissement des travaux des hommes alliés à la force de la nature. On pense que les jeux étaient traditionnellement fêtés les deux dernières semaines de juillet.
Double est donc cet évènement, à la fois funérailles et festival, où toutes les hostilités guerrières, mais aussi tous les rites religieux, sont suspendus. C’est un temps de paix. On y vient rencontrer des clans, régler des conflits et s’y marier ; c’est l’occasion de joutes et de banquets, de courses de chevaux et de compétitions athlétiques : boxe, tir-à-l’arc, lutte, saut en hauteur, escrime, nage, on fête les talents et capacités surhumaines des humains, on y mesure ce qui dépasse le normal, l’entendu, l’acquis, on y estime la démesure, on y guette l’inattendu.
Parmi tous les gens rendus en cet endroit, il y a Cuchulainn, héros mythique de l’Irlande, — il a été initié par la magicienne Scathach en Écosse, et plus tard il descendra au Sidh, le pays des dieux où le temps est arrêté, mais n’anticipons pas. Pour l’instant, Cuchulainn brandit un essieu de chariot, avec une roue encore accrochée dessus, c’est le premier « marteau ».
Il faut imaginer une de ces grands essieux lourds de chariot à bestiaux, quelque chose d’impossible à soulever. Mais Cuchulainn le soulève quand même, le fait tournoyer autour de lui, tournoyer, et tournoyer encore, et, par la force d’inertie, il se met à tournoyer lui-même avec, de tout son corps et au bout de quelques tours, il finit par le lâcher, et le barreau avec sa roue part, loin, loin, il vole, vole, il ne retombera jamais, jamais, il vole trop vite et trop loin pour qu’on sache où il retombera, — peut-être est-il resté accroché aux cieux,— il a disparu dans les nuages, il ne peut plus retomber, il est au-delà de l’effort, il s’est arraché à toutes les pesanteurs, il est libre de toute loi, projectile de liberté et de puissance, immense, sidérant, indomptable, véloce, féroce, agile, il s’enfonce dans l’infini, il a disparu des regards !
C’est le premier lancer de marteau de l’histoire, c’est Cuchulainn qui l’invente.
Ce premier lancer reflète la pratique Dzogchèn. Dans le festival doux-amer des activités humaines, entre mariages et funérailles, il faut ré-inventer quelque chose qui n’existe pas encore et qui pourtant est déjà là : un barreau de roue, pris d’un chariot, qui deviendra bientôt l’objet à lancer, le marteau de la pratique spirituelle, l’objet transitionnel qui nous permet de nous transformer, jusqu’à pouvoir l’abandonner.
Au début, il n’est que l’objet du quotidien, anodin. Rude, trop lourd. Il n’est pas soulevable, mais il faut le soulever. Une fois soulevé, on ne voit pas comment on le lancerait, alors il faut s’entraîner, le faire tourner autour de soi. C’est alors un objet d’épreuve. Avec effort, on le fait tourner, lentement. Ça finit par tourner. Et puis plus vite, plus fort. De plus en plus vite, de plus en plus fort. Il devient un objet d’exploit. Ça tourne autour du corps. Et puis soudain, c’est tout soi qui est entraîné, autour du marteau, autour du poids ; le soi n’y pèse plus son poids, il tourne avec le marteau de la pratique, plus vite, plus fort, sans plus aucun effort. Alors, il n’y a plus d’objet qui serait utilisé par un soi. Tout l’être y est engagé, dans ce mouvement qui tourne, emportant toute la vision du festival, des mariages et des funérailles du soi. Et voilà que le poids y fait tellement vitesse, — c’est tellement fort — qu’alors, il n’y a plus qu’à lâcher.
Voici lancé le marteau de la pratique, comme une comète, parti vers l’infini, traversant le ciel pour tous les êtres.
Retrouvez les autres articles de la série : Opening ceremony – Nenikekamen!
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