Vivre dans une grande ville

Écrit par Nils Derboule
Blog | Réflexions sur la vie | Témoignages de la vie quotidienne
Dans « Vivre dans une grande ville », Nils propose de changer notre regard sur les foules des grandes villes en les considérant comme les manifestations multiples d’une même nature.
Série : Les conditions difficiles dans le Dzogchèn
Vivre dans une grande ville
Je me rappelle très bien, il y a quelques années, en revenant chez moi après une courte retraite de 15 jours, m’être pris Paris en pleine figure.
Se mettre en retrait du monde pendant quelques jours, semaines, voire mois (et même années) est un procédé généralement recommandé dans la tradition du Dzogchèn. Pendant cette période, la personne approfondit sa découverte et sa maîtrise des processus de fonctionnement de son esprit, sans que sa concentration ne soit dérangée ou interrompue.
Mais passer du temps seul à observer son esprit nous fait entrer dans des états d’absorption qui s’installent et deviennent la norme – c’est justement le but. Alors, lorsque l’on quitte le lieu de retraite et que l’on revient dans la vie active, c’est souvent un choc qui nous attend.
Et c’est ce qui m’a sauté aux yeux cette fin d’été quand je me suis retrouvé dans les rues de la capitale française par 32°C un dimanche soir, au milieu d’une foule bruissante, à la recherche de mon repas du soir.
Poussé par l’envie de fuir, je me suis dit : “Comment peut-on suivre un chemin dans ces conditions ?” Car certes il y a le bruit, la pollution et les enseignes lumineuses criardes. Mais il y a d’abord et surtout l’agitation mentale des gens que je croise, de mes voisins qui dorment littéralement à 3 mètres de mon lit (au-dessus et en-dessous), de mes collègues qui arrivent au bureau surexcités à cause de leur train bloqué une heure en plein milieu de voie.
“Plus nous avons l’impression de voir des êtres humains, plus cela renforce notre propre sentiment d’être un humain nous aussi, avec tout ce que cela implique (naissance, vieillesse et mort, mais aussi émotions, sensations, pensées)”
La reprise du quotidien, avec ses interactions multiples, ravive sans cesse à ma conscience la souffrance de toutes ces personnes qui, comme moi, courent après une illusion d’existence. Ce qui s’était apaisé pendant mon temps de retrait, se carbonise sous le soleil brûlant de l’agitation mentale.
Et rien ne peut rationaliser cette expérience. Comment empêcher que la vie en communauté ne nous déstabilise ? Comment faire pour que ces relations ne ravivent pas notre tendance à saisir les mouvements de l’esprit ? Comment percevoir la nature illusoire de tous les phénomènes quand nos semblables nous montrent le contraire ?
Du point de vue ultime de la Grande Perfection, il n’y a pas d’être existant en soi, pas de facteurs mentaux pertubateurs, pas d’états méditatifs qui ne soient pas l’état naturel de l’évidence primordiale (rigpa). Il y a “juste” la manifestation multiple d’une même nature.
Commencer à réaliser cela, c’est commencer à percevoir tous les êtres comme le jeu naturel de notre propre esprit. Que l’on se trouve dans une foule ou tout seul, que l’on vive dans un appartement de 20 m2 dans une grande ville ou dans une maison à la campagne – tout est un jeu illusoire.
La différence entre les deux est simplement la façon de percevoir les apparences.
Soit notre regard est tourné vers l’extérieur : nous percevons alors non pas la réalité pour ce qu’elle est réellement (vide et lumineuse), mais nous “voyons” un concept d’être humain, c’est-à-dire une image mentale virtuelle, qui n’est autre qu’une information globale provenant de perceptions distinctes agrégées entre elles.
Et plus nous avons l’impression de voir des êtres humains, plus cela renforce notre propre sentiment d’être un humain nous aussi, avec tout ce que cela implique (naissance, vieillesse et mort, mais aussi émotions, sensations, pensées).
Mais si notre regard est tourné vers l’intérieur, à l’origine des perceptions (grâce à l’entrainement initié pendant les retraites), le monde apparait à la fois beaucoup plus simple et plus riche, car nous continuons à percevoir des manifestations aux caractéristiques distinctes (sons, couleurs, formes, pensées elles-mêmes…) sans les amalgamer. Et en même temps, l’origine de toutes ces manifestations apparaît également dans la vision, sans pour autant qu’elle puisse être conceptualisée comme quelque chose. C’est l’aspect de vacuité de la réalité, qui n’est autre que la nature fondamentale des manifestations.
Lorsque cette vision est présente, la multitude d’humains présente dans les grandes villes n’est plus un rappel de nos habitudes récurrentes à percevoir la réalité comme existante. Tout au contraire, elle devient un rappel incessant de notre nature primordiale.
Habiter au coeur d’une métropole n’est dès lors plus une condition difficile pour le chemin du Dzogchèn (si tant est que cela ne l’ait jamais été).
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