Speed-Dharma
Écrit par Denis Martin
Blog | Esprit et Dzogchèn | Réflexions sur la vie
Dans « Speed-dharma », Denis rappelle que malgré l’impression de famine temporelle, la patience reste essentielle sur le chemin.
Série : Les conditions difficiles dans le Dzogchèn
SPEED-DHARMA
De Gutenberg à l’intelligence artificielle et du train à vapeur à SpaceX, le flux d’information et le champ des possibles nous dépassent incontestablement. De telles avancées technologiques nous chantent la libération des contraintes de temps et d’espace. Pourtant, on expérimente paradoxalement une constante accélération du temps et une réduction de l’espace happé par l’insatisfaction permanente, si elle n’est pas voilée par les distractions, et la projection sans cesse du devenir. Telle est la nature de l’existence samsarique, animée par une soif sans fin et une fuite éperdue devant l’impermanence, et les conditions actuelles en révèlent toute l’intensité.
Comme nous le fait remarquer Alexandre Escudier, « pour une même unité de temps calendaire mesurable les individus des sociétés modernes (sociétés industrialisées, urbanisées, massifiées, etc. , bref fonctionnellement différenciées) sont soumis, par comparaison à leurs aïeux, à des flux d’événements et d’interactions sociales toujours plus nombreux et denses. A tel point que, assaillis de tous côtés par cette réalité sociale proliférante, ils ont finalement le sentiment que leur économie psychique ne saurait plus faire la synthèse de l’infinie diversité qui les submerge ». [1]
Accablés par la tyrannie du faire et des expériences à vivre, nous ne serions ainsi jamais rassasiés, au point d’éprouver une réelle « famine temporelle », selon l’expression de Hartmut Rosa. [2]
“La vue s’affine ainsi au fur et à mesure de la confrontation à la réalité, aux textes et aux enseignements ; au fil du temps et non pas à la poursuite du temps”.
En réponse à cela, nous avons développé l’ère du « fast » et du « speed » : Fast-food, fast-fashion, speed-dating, speed-reading, etc. ; même le temps du deuil n’est pas en reste avec les « Drive-thru funerals » qui vous permettent de rendre hommage à votre proche en seulement trois minutes, dans l’intimité de votre véhicule.
Qu’en est-il du temps nécessaire pour cheminer sur une voie spirituelle comme le Dzogchèn que l’on présente sans effort et directe…Peut-on vraiment s’éveiller à la vitesse d’un scroll ? La Grande Perfection serait-elle l’antidote à la « famine temporelle » des temps modernes, une voie fulgurante du type speed-dharma ?
Selon la tradition, Garab Dorjé a été en mesure d’actualiser sa vraie nature en un instant. Cependant, depuis l’enseignement direct des trois aphorismes, l’histoire et la société humaines ont évolué vers plus de complexité (dans leur représentation de la réalité) et les enseignements ont dû s’adapter en proposant une présentation de la nature de l’esprit de plus en plus développée et complexe. A ce jour et pour la plupart d’entre nous, c’est bien le chemin graduel qui semble répondre à nos besoins. Et ce chemin débute par la base, c’est-à-dire la vue. [3]
Or, la vue du Dzogchèn, très subtile, ne saurait se mettre en place par la seule force de la volonté ; il lui faut du temps pour se développer. Comme nous le rappelle Mila Khyentsé Rinpoché « (…) le temps de la Grande Perfection n’est pas le même que le nôtre. Cela peut prendre un certain nombre d’existences…»
Comment articuler une telle dimension temporelle avec le « moteur culturel » actuel, que Hartmut Rosa décrit comme incitant à croire que l’accumulation d’activités et d’expériences vécues permettrait d’allonger la durée de notre vie ? « Ceci est l’une des tragédies de l’homme moderne : alors qu’il se sent prisonnier d’une course sans fin comme un hamster dans sa roue, sa faim de vie et du monde n’est pas satisfaite, mais de plus en plus frustrée. La promesse eudémoniste de l’accélération moderne réside par conséquent dans l’idée (tacite) que l’accélération du rythme de vie est notre réponse (c’est-à-dire celle de la modernité) au problème de la finitude et de la mort ». [4]
En prenant la pratique (de préparation) de la Grande Perfection comme une activité parmi d’autres dans le flux de nos actions quotidiennes, elle ne fait que renforcer le sentiment d’accélération et d’insatisfaction. De même, tant qu’il y a la volonté de transformer les conditions par la pratique, son intensification risque de se limiter à une forme de speed-dharma qui tourne dans sa roue et et finit par s’épuiser.
Les enseignements des trois séries du Dzogchèn nous rappellent continuellement que, sur le chemin de la Grande Perfection, le résultat est à la Base et qu’il est inutile de s’efforcer d’atteindre absolument un but. La vue s’affine ainsi au fur et à mesure de la confrontation à la réalité, aux textes et aux enseignements ; au fil du temps et non pas à la poursuite du temps. On abandonne alors « la maladie de l’effort », comme on le dit dans la tradition.
Sur le chemin, la patience du temps d’intégration se révèlera donc être une vertu essentielle et nécessaire au développement de la vue et à la maturation de l’esprit d’éveil qui en constitue le socle. Il ne s’agit en définitive pas d’intensifier la pratique en elle-même, mais bien d’approfondir la vue et de cultiver l’esprit d’éveil, comme nous l’enseigne Longchenpa [5] :
Qu’on l’accomplisse en trois kalpas incalculables ou plus ,
Qu’elle soit parachevée rapidement ou lentement ,
Ou encore que la libération soit atteinte en une seule vie ,
Tout dépend de la force de l’esprit.
[1] Alexandre Escudier. Le sentiment d’accélération de l’histoire moderne : éléments pour une histoire. Éditions ESPRIT, 2008/6 Juin, page 177. RETOUR
[2] Hartmut Rosa. Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive. La Découverte, Paris, 2014. RETOUR
[3]cf. La Trilogie du repos de Longchenpa pour un exposé complet des étapes de la voie. Le premier volet, Trouver le repos dans la nature de l’esprit, est centré sur l’exposition de la base, c’est-à-dire la vue selon la perspective du Dzogchèn. RETOUR
[4] Ibid.pages 39-40. RETOUR
[5] Longchenpa. Trouver le repos dans la nature de l’esprit. Volume 1 Trilogie du repos. Éditions Padmakara, 2025. cf. chapitre 8 – Cultiver l’esprit d’éveil – Stance 12, page 125. RETOUR
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