Panique à bord
Écrit par Grégoire Langouet
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Dans “Panique à bord”, la mer est présentée comme terrain de jeu pour l’expérience possible de la liberté naturelle de l’esprit.
Série : L’été de l’océan
Panique à bord
Jeune adolescent avide d’expériences fortes, lorsque mon père me propose d’aller faire un tour en mer avec un de ses amis d’enfance, je ne me pose pas de questions. Impossible de refuser. C’est parti ! Et vogue et vogue le navire… Rien de fou, rassurez-vous : un simple petit bateau de pêche à moteur. Nous partons pour un petit tour en mer. Mais pour moi, c’est bien plus que ça : c’est l’appel du grand large, la vastitude océanique, et peut-être, enfin retrouvée… la liberté ! N’est-ce pas d’ailleurs ce que propose le Dzogchèn : la liberté naturelle de l’esprit (sems nyid rang grol) et en son coeur, la vacuité (stong pa nyid) ? Pas certain… Allons donc voir.
Il y a plusieurs manières de rechercher la liberté en mer. Voler au-dessus, ça sera pour une prochaine saison. Pour le moment, restons sur terre, ou plutôt, sur mer. Car si l’on peut rechercher un sentiment de liberté en naviguant au loin, très loin, toujours plus loin, il est aussi possible le chercher en allant au fond, très profond, toujours plus profond — horizontalité ou verticalité : au choix !
Mais tout comme la quête de liberté sur le chemin du Dzogchèn, la plongée n’est pas sans risques. Gare à la narcose à l’azote. Vous savez, cette ivresse des profondeurs que les plongeurs ressentent à partir d’une trentaine de mètres. L’azote dissous agit alors comme un léger anesthésiant sur l’esprit – un peu comme l’alcool —, auquel il est parfois difficile de résister. Les plongeurs téméraires et inexpérimentés peuvent s’y laisser prendre, à toujours vouloir des expériences de liberté plus fortes — jusqu’au grand vide des profondeurs marines, la vacuité océanique — et parfois même, la panique. Chercher des expériences méditatives fortes — expériences de liberté, de “vacuité” — pourrait être comparé à cela…
“Ce n’est pas la vacuité — dont aucune expérience limitée ne peut être faite dans le Dzogchèn — mais c’est certainement une première expérience de liberté conceptuelle, la première libération du concept même de ce que nos croyons être la réalité…”
Si la descente libératrice dans le vide est risquée, la remontée peut l’être tout autant. Un retour trop rapide à la surface et c’est l’accident de décompression – à l’image d’une sortie de retraite méditative un peu brutale. Il faut savoir ramener les expériences de liberté-vacuité à la surface. Dans les deux cas, la sortie se négocie en douceur, le temps de s’acclimater à notre nouvel élément.
Et notre sortie en mer dans tout cela ? Revenons un peu à l’horizontalité. Nous sommes partis naviguer, non plonger ; même si dans les deux cas c’est pour ressentir un peu de liberté. Mais la liberté dont parlent les traditions spirituelles n’est peut-être pas une absence de contrainte ou de limites, ou si c’est la cas, elle est alors totale, complète, ultime. Serait-ce ce que l’on nomme donc vacuité ? Pas exactement…
Ou alors c’en serait les prémisses, comme un premier aperçu de l’espace mental sans caractéristiques, une perception a-conceptuelle et directe de la réalité — la libération de tout concept.
Mais est-on bien sûr que l’on souhaite cette “liberté-vacuité” ? Car à faire de telles expériences de liberté sans concept, tout risque de se transformer et certains moments de panique de s’élever ; parce que la réalité abordée sans concept… ça a de quoi impressionner.
Pour préciser, cette vacuité (skt. śūnyatā ; tib. stong pa nyid) correspond au vide d’existence propre ou à l’absence de soi des phénomènes (skt. nairātmya ou anātman ; tib. bdag med), c’est-à-dire de toute entité permanente, indépendante et singulière. C’est donc tout autre chose que la sensation de n’avoir plus de limites et de pouvoir avancer “dans le vide” — quelle que soit la direction empruntée !
Chogyam Trungpa Rinpoché disait parfois que sur le chemin du Bouddhisme ou du Dzogchèn, le maître est là pour faire en sorte que le sol se dérobe constamment sous nos pieds — comme suspendus dans le vide. Panique à bord ! Ce qui a certainement à voir avec ces expériences de vacuité, de réelle liberté…
Ce qui m’y fait aussi penser, tout en étant bien différent, c’est la fin de ma petite expérience en pleine mer. Une fois sauté dans l’eau, le moteur du bateau à l’arrêt, je balaye du regard à 360 degrés à l’horizon : hormis ce bateau, la mer, rien que la mer. C’est bien le grand large, l’expérience de liberté que je m’étais figurée. Mais une fois cette première impression d’ouverture enivrante dépassée, un trouble s’installe : la sensation de mon corps dans l’eau me saisit. Mes jambes pendent vers le bas, dans le vide. Vous voyez ce sentiment de n’avoir littéralement rien sous son corps, avec ses pieds qui battent dans l’espace aqueux sans limites : panique ou liberté ?
Ce n’est pas la vacuité — dont aucune expérience limitée ne peut être faite dans le Dzogchèn — mais c’est certainement une première expérience de liberté conceptuelle, la première libération du concept même de ce que nos croyons être la réalité…
Reconnaître cet instant de panique face au vide : les pensées qui s’emballent, observer leur nature vide et y demeurer — expérience de vacuité ? Pas encore… Mais une expérience de la réalité sans caractéristiques conceptuelles. Peut-être une direction pour une approche de la vacuité. En tout cas, panique et liberté.
À l’aune de cette expérience, je me dis qu’il faudra donc beaucoup de temps pour apprendre à se familiariser avec la liberté naturelle, avec la vacuité… Ça tombe bien, c’est l’été, et peut-être pas le dernier – car l’entraînement risque de durer un certain nombre d’étés ! Quoi qu’il en soit, pour le moment, j’ai donc le temps de tranquillement m’y entraîner. Alors, tous à l’eau !
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