Moi et Pas-moi sont en chemin

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Écrit par Grégoire Langouet

Doctorant à UCLouvain (Belgique), co-directeur des éditions Vues de l'esprit, traducteur du tibétain.

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Dans « Moi et Pas-moi sont en chemin », Grégoire propose des réflexions sur qui arpente ce chemin, et combien de temps cela peut-il prendre.

Série: Le chemin spirituel dans le Dzogchèn

 

Moi et Pas-moi sont en chemin

Dans la suite des articles sur le chemin dans le Dzogchèn, nous nous penchons à présent sur qui ou qu’est-ce qui réalise ce chemin (illusoire) de l’ignorance vers l’Eveil suprême (toujours-déjà-là) – et sur combien de temps parcourir un tel chemin peut prendre.

Car le Dzogchèn est souvent présenté comme le véhicule de l’éveil en une seule vie – voire de l’éveil dans l’instant –, ce qui est correct. Mais du point de vue graduel du chemin, c’est-à-dire de son fonctionnement conjoint avec le Bouddhisme, le Dzogchèn mène à la plénitude du pur éveil après d’innombrables existences. Comment donc concilier cette apparente contradiction entre ces deux perspectives  ?

De plus, si le Bouddhisme a en son cœur la vacuité (tib. stong pa nyid) du moi et des phénomènes, et que le Dzogchèn est – depuis la perspective de l’école Nyingmapa du Bouddhisme tibétain – le couronnement des véhicules bouddhistes antérieurs, il semble difficile de se satisfaire d’une réponse du style : « Bah… t’es bête ou quoi ? C’est moi qui chemine ! Qui d’autre ça pourrait être ? » Mais est-ce vraiment bien le cas ? Qui ou qu’est-ce qui chemine vers l’éveil — est-ce donc moi ou pas-moi ?

 

« Bien mourir, retrouver le chemin, reconnaître les « réincarnations » des grands pratiquants du passé ; tout ceci est une condition nécessaire pour garantir l’enracinement du Dzogchèn et du Bouddhisme en Occident. »

 

Ainsi, est-ce moi ou pas-moi qui me suis entraîné dans des existences passées ? Est-ce moi ou pas-moi qui m’éveillerai dans de prochaines existences ? Est-ce moi ou pas-moi qui pratique maintenant ? « Les deux et aucun des deux, mon capitaine ! », répondrait le professeur Cornu. Instants de conscience en perpétuel mouvement, flot naturel des perceptions de la réalité, tel est le devenir de l’esprit – avant qu’il ne découvre le quatrième temps, au-delà du temps. Donc la question posée – moi ou pas moi ? – n’est peut-être pas la bonne. Et les perspectives qui s’ouvrent alors sont ô combien réjouissantes !

Cela implique par exemple que les êtres humains et non-humains, visibles et non-visibles, sont tous liés dans cette immense marche commune vers la plénitude du pur éveil, passant d’un état à l’autre, d’une forme à l’autre, d’existence en existence… Quelle générosité que de recevoir et de partager avec « moi-pas-moi » les fruits de tant d’efforts, de patience et de pratique !

En s’engageant sur le chemin, en pratiquant avec assiduité et en nous comportant avec justesse, nous ne sommes donc pas en train d’accumuler des bons points pour notre propre sort personnel dans un paradis quelconque, mais nous participons au vaste mouvement de la Réalité vers la reconnaissance de Sa propre nature fondamentale. Et c’est ce dépassement de (ni) moi (ni) pas-moi vers la non-dualité (tib. gnyis su med pa) qui seul peut mener au bout du chemin – qui en est en fait l’origine, la Base. Je sais, tout ça n’a pas l’air évident ; mais c’est en fait très simple !

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Pour pousser un cran plus loin la réflexion, il faudrait donc apprendre à bien mourir. Je m’explique. Il faudrait apprendre à bien mourir **pour que moi-pas-moi poursuive le chemin « après » cette vie. Et tout d’abord, qu’il retrouve le chemin dans une existence future. C’est aussi pour cela que l’institution des toulkou (tib. sprul sku ; skt. nirmāṇakāya ; corps d’émanation ou de manifestation) – la reconnaissance des « re-naissances » (tib. yang srid – littéralement, « re-devenir », ou « encore-être », « srid » ayant aussi la connotation de « mondain » et de «  possibilité »), la reconnaissance des grands pratiquants et maîtres « décédés » du passé – outre des raisons mondaines plus terre à terre – est si centrale dans les traditions des mondes himalayens.

Bien mourir, retrouver le chemin, reconnaître les « réincarnations » des grands pratiquants du passé ; tout ceci est une condition nécessaire pour garantir l’enracinement du Dzogchèn et du Bouddhisme en Occident. Sans cela, les efforts accomplis à l’échelle d’une seule vie porteront peu de fruits. Et vu la situation aujourd’hui, autant dire que les conditions ne sont pas encore réunies – même si les choses changent !

 

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Au final, ces histoires de vies antérieures et futures, ne sont que des contes ! Mais des contes bien réels et efficaces ; vrais, mais relativement ; tant que l’on y croit ; que l’on croit être humain, que l’on veut donc continuer à être quelque chose plutôt que « rien » – sans qu’y croire ou non ne soit pourtant un choix !  Une fois tout ceci abandonné alors se révèlera la nature simple, profonde et non-composée, clarté-luminosité de l’essence de la Réalité. Alors, en répétant encore et encore cet « instant » d’introduction à la nature primordiale de notre esprit, toutes ces vies seront reconnues comme des songes sans la moindre nature réelle. Vides d’existence inhérente, sans être réellement, un instant ou des zillions d’ères cosmiques n’auront plus de sens. Dzongsar Khyentsé Rinpoché raconte souvent une histoire qui me semble très parlante pour imager ce que peut être “un instant” pour ces traditions.

Imaginer qu’un oiseau, une plume au bec, survolant une haute montage — de l’Himalaya, ou des Alpes ou des Pyrénées, si celles-ci vous sont plus familières — effleure avec sa plume le plus haut sommet, et ceci, une fois par siècle. Et bien, le temps que prendrait la disparition complète de la montagne, cela constituerait “un instant”… De quoi nous donner le tournis et élargir quelque peu les limites étriquées de notre ordinaire réalité. Patience, donc, et persévérance ! La nature ultime de ces “vies passées” reconnue, tout sera alors manifestation lumineuse de l’essence vide de la Base, plénitude du pur l’éveil, ultime Victoire.

 

 

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