Les Quatre testaments des vidyādharas

Écrit par Grégoire Langouet
Dzogchèn Histoire
Cet article présente les Quatre testaments des vidyādharas, enseignements essentiels des premiers maîtres du Dzogchèn.
Série : La lignée
La lignée ancienne
Les Quatre testaments des vidyādharas (Rig ‘dzin gyi zhal chems bzhi) [1]
Ce sont les enseignements essentiels et “posthumes” des quatre premiers maîtres dzogchèn. Bien que ces textes se trouvent dans les collections du man ngag sde, leur présentation traditionnelle en fait les enseignements finaux des plus anciens pratiquants, et les rapporte à Vimalamitra [2]. Leur présentation est essentielle en ce qui concerne la vue du Dzogchèn.
Ceux-ci incluent donc en premier lieu les Trois aphorismes que Garab Dorjé transmit à Mañjuśrīmitra. Selon le Lo rgyus chen mo [3], Mañjuśrīmitra divisa ensuite les trois aphorismes en trois séries :
- Semdé (tib. : sems sde) pour celles et ceux dont l’esprit est déjà apaisé ;
- Longdé **(tib. : klong sde) pour ceux qui sont au-delà de l’action ;
- Men ngag dé (tib. : man ngag sde) pour ceux que concernent les instructions directes.
Il les mit par écrit et les dissimula sous un rocher en forme de double vajra. Au milieu d’un charnier, entouré d’innombrables ḍākinī et de créatures effrayantes, il demeura alors en contemplation dans un état d’égalité — 109 ans, dit le texte. Mañjuśrīmitra disparut comme son maître, en une sphère de lumière arc-en-ciel. Il laissa à son tour son dernier testament à son disciple principal Śrī Siṃha (Shri Singha ; tib. : Dpal gyi seng ge), intitulé les *Six expériences de méditation* (Sgom nyams drug pa). Lorsque Śrī Siṃha manifesta son corps de lumière, il confia à son tour son testament à Jñanasūtra (tib. : Ye shes mdo), les *Sept clous* (tib. : Gzer bu bdun pa) [4]. Lui aussi quitta ce monde en disparaissant en une sphère de lumière, laissant à son disciple Vimalamitra son propre testament, les Quatre méthodes contemplatives, ou Quatre manières de demeurer (tib. : Bzhag thabs bzhi pa).
“Ces transmissions les plus anciennes selon la tradition sont immédiates et contiennent déjà toute la profondeur et la richesse des innombrables lignées du Dzogchèn qui en découlent depuis — jusqu’aujourd’hui.”
Śrī Siṃha
Après le premier testament de Garab Dorjé, les Trois aphorismes, Mañjuśrīmitra transmis le second à Śrī Siṃha, les Six expériences méditatives (Sgom nyams drug pa) [5]. Concernant directement la pratique contemplative, le cœur du texte affirme ceci, en guise de synthèse de ces six points :
« Ô, fils de noble famille, si tu souhaites expérimenter la continuité de l’évidence primordiale nue :
- Concentre-toi sur la sphère ultime d’évidence primordiale (tib. : rig pa’i chos dbyings) comme objet (le ciel pur).
- Comprime les points du corps (par la posture) [6].
- Ferme les portes de l’aller et du retour (la respiration).
- Focalise-toi sur la cible (la sphère ultime).
- Remets-t’en à l’immuable (corps, yeux et sagesse).
- Saisi la vaste immensité (la nature de la sagesse elle-même). »
Bien entendu ce type de texte nécessite une transmission orale d’un maître qualifié d’une lignée authentique pour être mis en pratique. Comme on s’en rend compte à la lecture, sans explication et commentaire, il demeure relativement hermétique.
Jnanasutra
Le testament suivant est celui de Śrī Siṃha, transmis à Jñānasūtra. Il est cette fois-ci de nouveau davantage question de la Vue. Les Sept clous (Gzer bu bdun pa) [7] sont les suivants :
- Cloue (fixe) (tib. : gzer) saṃsāra et nirvāṇa ensemble au moyen de la claire connaissance primordiale, lucidité pénétrante.
- Cloue l’observateur (tib. : sems) et ce qui est observé (tib. : yul) ensemble à l’aide de la lampe apparaissant d’elle-même.
- Cloue esprit (tib. : blo) et phénomènes tangibles (tib. : dngos) ensemble à l’aide de la pure essence naturelle (tib. : ngo bo rang dag).
- Cloue nihilisme (tib. : chad) et éternalisme (tib. : rtag) ensemble au moyen de la liberté de toute vue.
- Cloue les phénomènes (tib. : chos can) et la nature des phénomènes (tib. : chos nyid) ensemble à l’aide de l’évidence primordiale non-phénoménale (tib. : rig pa chos min).
- Cloue torpeur (tib. : bying ) et agitation (tib. : rgod) [8] ensemble à l’aide de la libération des facultés des sens.
- Cloue apparences et vacuité ensemble au moyen du Corps de réalité primordialement parfait. » [9]
Dans le texte complet, ces sept clous sont ensuite redoublés de sept métaphores données pour préciser le sens de la première présentation. On saisit aisément l’intention fondamentale du texte qui est de viser au-delà de toute dualité. Il s’agit de « clouer ensemble » ce que l’on a pris l’habitude de séparer et de discriminer comme étant différents. Aller au-delà des vues fausses (tib. : log lta) – dont celle des deux extrêmes (tib. : mtha‘ gnyis), mentionnée au quatrième clou – en vue de parvenir à une vue juste et authentique donc non-duelle.
Vimalamitra
Enfin, vient le testament suivant, la quatrième et dernier, celui que Jñanasūtra transmit à Vimalamitra. Il s’intitule les Quatre manières de demeurer ou Quatre méthodes pour demeurer (dans la contemplation) **(tib. : bzhag thabs bzhi pa) [10]. En voici un extrait :
« Comme c’est merveilleux ! Si tu t’entraînes à ceci continuellement, la joie s’élèvera naturellement. Ecoute ! Si tu souhaites atteindre l’état de contemplation continue (tib. : ting nge ‘dzin) de la grande égalité, exerce-toi à demeurer sans distraction, jour et nuit, dans la réalité telle quelle (tib. : de nyid) :
- Si tu souhaites t’entraîner dans toutes les activités, maintiens toutes les apparences dans la rectitude de la contemplation directe de la vision.
- Si tu souhaites maîtriser les instructions directes qui fortifient ta méditation, demeure dans l’unité de l’esprit et des phénomènes tangibles, au travers de la présence éveillée de la contemplation naturelle pareille à l’océan.
- Si tu souhaites atteindre la libération naturelle de toutes les vues, amène les phénomènes à leur cessation au travers de la vision naturelle de la contemplation pareille à la montagne.
- Si tu souhaites demeurer naturellement dans l’atteinte de toutes les réalisations, demeure dans la base, les trois Corps, libère naturellement toute la confusion grâce aux instructions directes sur la vue de la contemplation de l’évidence primordiale. »
Ainsi fut énoncé le dernier de ces quatre testaments des Vidyādharas qui permit la transmission directe et complète de l’essence du Dzogchèn. Ces transmissions les plus anciennes selon la tradition sont immédiates et contiennent déjà toute la profondeur et la richesse des innombrables lignées du Dzogchèn qui en découlent depuis — jusqu’aujourd’hui. Que la transmission soit devenue par la suite le plus souvent “graduelle” (comme avec les quatre initiations du vajrayāna) n’empêche en rien la continuité de la transmission immédiate des Vidyādharas, toujours aujourd’hui — et certainement demain.
[1] Ou les Quatre enseignements posthumes (ou derniers mots) des vidyādharas (rig ‘dzin gyi ‘das rjes bzhi). RETOUR
[2] Ces textes se trouvent dans le Bi ma snying thig, dans la section des Lettres d’or (gser yig can). Ils auraient donc été compilés par Vimalamitra au VIIIe siècle. La critique historique les date bien plus tardivement, à savoir après le XIe s., au moins. Les versions accessibles aujourd’hui doivent également beaucoup au travail de compilation de Klong chen pa. Le travail d’édition critique de ces courts textes et de leur datation et transmission précises resterait donc à faire. Jean-Luc Achard en a donné une traduction française dans Les testaments de Vajradhara et des porteurs-de-science, Paris, Les Deux Océans, 1995. RETOUR
[3] Snying thig ya bzhi, vol. 9, Trulku Tsewang, Jamyang et L. Trashi (éd.), New Delhi, 1971. Une traduction partielle se trouve dans Jim Valby, The Great History of Garab Dorjé, Manjushrimitra, Shrisingha, Jnanasutra and Vimalamitra, éd. Shang Shung, Arcidosso, 2002. RETOUR
[4] À ce sujet, lire l’intéressant article de Georgios T. Halkias, « Śrī Siṃha’s Ultimate Upadeśa. Seven Nails that Strike the Essence of Awakening », dans Illuminating the Dharma: Buddhist Studies in Honour of Venerable Professor KL Dhammajoti, Toshiichi Endo (éd.), Centre of Buddhist Studies, University of Hong Kong, 2021, p. 181-194. RETOUR
[5] Selon la version présente dans ‘Jam mgon kong sprul blo gros mtha’ yas, « ‘Jam dpal bshes gnyen gyi zhal chems sgom nyams drug pa », dans Gdams ngag rin po che’i mdzod, 18 vol., Delhi, Shechen Pub., 1999, vol. 2, p. 9-11 (folios 5a3-6a6). RETOUR
[6] Cela concerne les six objets de la conscience (tib. : yul drug) : les formes (tib. : gzugs), objets du sens visuel, les sons (tib. : sgra), objets du sens auditif ; les odeurs (tib. : dri), objets du sens olfactif ; les saveurs (tib. : ro), objets du sens gustatif ; les contacts (tib. : reg), objets du sens tactile, et les phénomènes (tib. : chos), objets de la conscience. RETOUR
[7] « ShrI siM ha’i zhal chems gzer bu bdun pa », dans Snying thig ya bzhi, 13 vol., Delhi, Sherab Gyaltsen Lama, 1975, vol. 3, p. 318-324 ; voir aussi la version « ShrI siM ha’i zhal chems gzer bu bdun pa », dans ‘Jam mgon kong sprul blo gros mtha’ yas, Gdams ngag mdzod, Bkra shis dpal ‘byor (éd.), 18 vol., Paro, Lama Ngodrup and Sherab Drimey, 1979-1981 (BDRC W20877), vol. 2, p. 11-13. RETOUR
[8] « Dépression et extase » propose Mila Khyentsé Rinpoché, de manière plus « actuelle ». RETOUR
[9] Traduction française modifiée à partir d’une version de Mila Khyentsé Rinpoché ; traduction anglaise de Georgios T. Halkias, « The Seven Nails: Śrī Siṃha’s Ultimate Upadeśa », dans Illuminating the Dharma: Buddhist Studies in Honour of Venerable Professor KL Dhammajoti, Toshiichi Endo (éd.), The University of Hong Kong 2021, p. 181-193, p. 187-188 : « [1] Strike the interval between saṃsāra and nirvāṇa with the nail of primordial wisdom’s unobstructed luminosity. [2] Strike the juncture between knower and its object with the nail of self-arising light. [3] Strike the duality between mind and matter with the nail of self-purified essence. [4] Strike the division between affirmation and negation with the nail of [gaining] utmost freedom from views. [5] Strike the juncture between subjects [phenomena] and their nature with the nail of intrinsic awareness of the dharmatā. [6] Strike the interval between dullness and agitation with the nail of the five sense doors [resting] in utter relaxation. [7] Strike the distinction between appearance and emptiness with the nail of the primordially perfected dharmakāya. »
[10] « Ye shes mdo’i bzhag thabs bzhi », dans Klon chen rab ‘byma dri med ‘od zer, Gsung ‘bum, 26 vol., Pékin, Krung go’i bod rig pa dpe skrun khang, 2009 (MW1KG4884_6A0690), vol. 1, p. 211-214, p. 212. RETOUR
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