Les bottes de sept lieues

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Écrit par Johanne Bernard

Johanne est scénariste pour le cinéma et la télévision, et auteure. Elle pratique la méditation bouddhiste et le Dzogchèn depuis plus de dix ans.

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Dans cet article, Johanne nous propose de chausser les bottes de sept lieues des contes de notre enfance, sur le chemin du Dzogchèn.

Série « Le chemin spirituel dans le Dzogchèn »

Commencer le chemin du Dzogchèn

Les bottes de sept lieues

Nous nous rappelons tous des histoires qu’on nous racontait quand on était enfants… Dans ces contes, transmis de génération en génération, il était question de châteaux, de princes et de princesses, mais aussi de loups, d’ogres et de forêt noire… Enfoncés dans notre lit, la couverture remontée jusqu’au menton, mi-effrayés, mi-rassurés par la présence du narrateur, nous écoutions avec grande attention ces récits fondateurs et nous nous endormions en nous répétant leur conseil avisé : ne jamais sortir dans la forêt noire sans s’assurer de pouvoir retrouver son chemin ; semer en route des cailloux blancs, de préférence, qui nous ramèneront à coup sûr jusqu’à notre maison.
Des années plus tard, nous en avons semés beaucoup, des cailloux blancs, pour retrouver notre maison… Sommes-nous pour autant rassurés ? Pas vraiment. Car il y a quelque chose dont le conte n’avait pas parlé : c’est que, même si nous sommes dans notre maison, maintenant que nous sommes devenus adultes, nous ne pouvons plus nous leurrer : nous savons très bien qu’il y a la forêt noire tout autour. Nous savons aussi qu’une maison, ce n’est pas si pérenne que ça : le toit peut s’envoler, l’eau peut monter et l’inonder, la guerre peut la détruire, on peut faire faillite et la perdre, on peut s’y enfermer et qu’elle devienne notre propre prison, on peut aussi y mourir car oui, une maison ne protège pas de la mort… « Semer des petits cailloux sert-il vraiment à quelque chose ? », peut-on se demander, alors que nous devenons de plus en plus lucides sur le caractère illusoire de notre sentiment de sécurité…

“… Peut-être que la rencontre avec notre propre nature, c’est juste découvrir que maison, forêt noire et cailloux blancs sont les manifestations de notre propre esprit, les contes de notre enfance.”

Qu’en est-il sur le chemin du Dzogchèn ? Eh bien, nous dit la tradition, semer des petits cailloux ne correspond pas vraiment à la manière d’emprunter le chemin du Dzogchèn, dont la pratique finale, est quand même, Thögal, ‘le saut immédiat’. Que faire des contes alors, les mettre de côté ?

Pas forcément. Car dans les contes, il y a un élément que nous avons peut-être oublié mais qui mérite notre attention : ce sont les bottes de sept lieux. Les bottes de sept lieues sont des bottes magiques qui permettent de parcourir sept lieues en une seule enjambée, soit environ 30 km nous disent les contes (qui sont très précis sur ce point-là). « Tiens pour le ‘grand saut’ du Dzogchèn, cela pourrait être utile. » Les bottes de sept lieues ont une autre particularité : même si elles ont déjà servi pendant des siècles à des géants, et justement parce qu’elles ont servi pendant des siècles à des géants, elles s’adaptent à la taille de celui qui les chausse. « Tiens, alors, tout le monde, même moi, pourrait les chausser ? » nous disons-nous… Pour finir, ces bottes mènent toujours au même endroit, peu importe le chemin emprunté, et ce en un instant. « Incroyable… mais cela reste à vérifier », nous disons-nous, car nous ne sommes plus des enfants à qui on raconte des histoires, n’est-ce pas ? Eh bien, oui, nous pouvons le vérifier, nous dit la tradition, car de l’introduction à la nature de l’esprit, à la pratique de Thögal, tout passe par l’expérience de l’état, son intégration, sa réalisation…

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Des histoires, il y en a pourtant dans le Dzogchèn… Nous pourrions même dire que tout ce qu’on se raconte est histoire pour le Dzogchèn.  Et, tiens, d’ailleurs, j’ai bien envie de vous en raconter une d’histoire de bottes, celles d’un grand maître du bouddhisme tibétain du VIIIème siècle : Padmasambhava… Les bottes traditionnelles, à l’époque, étaient magnifiquement brodées de fils de couleurs vives et montaient jusqu’aux genoux. Il se trouve que Padmasambhava portait une paire de ces magnifiques bottes lors de sa première venue au Bhoutan, où il arriva selon la tradition sur le dos d’une princesse transformée en tigresse. Après avoir subjugué les démons et caché quelques termas, il repartit, en laissant ses bottes sur place. Réputées pour être porteuses de bénédiction, les bottes de Padmasambhava furent conservées, de siècle en siècle et de maître en maître, jusqu’à notre époque. Cependant, tout le monde souhaitant avoir un bout de ces bottes pour obtenir protection et bénédiction, à force de petits morceaux de tissus découpés, en petits morceaux de tissus découpés, de ces bottes somptueuses, il ne resta plus, au fil des siècles, qu’une seule semelle. Je me rappelle qu’au Bhoutan, dans une vallée près de Paro, le maître en charge de la conserver, nous en avait montré la relique. Pour être sûr de préserver cette unique semelle qui restait, le maître l’avait enfermée dans un coffre. Et pour être certain que personne ne puisse lui demander de lui en donner encore un bout, ce qu’en tant qu‘Ami de bien, il ne pouvait refuser, il avait jeté la clef du coffre. Restait encore, quand même, la possibilité de recevoir un coup de bénédiction du coffre contenant les restes de la relique, sur la tête…

 

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Mais revenons aux bottes de sept lieues. Dans le Dzogchèn, chausser ces bottes, c’est marcher dans les pas du maître pour aller droit au résultat. Nous ne savons pas, au début, quel est ce résultat, dont on nous dit qu’il est présent à la Base. Et sans introduction à la nature de l’esprit, on ne sait même pas ce que signifie ‘marcher dans ses pas’. La tradition nous parle de saut immédiat. « Peut-être qu’on ne bouge même pas », nous disons-nous. Peut-être que la rencontre avec notre propre nature, la nature primordiale de notre esprit, se fait là où on est. Et que chausser les bottes, c’est juste découvrir le caractère illusoire d’une maison comme refuge, d’une forêt noire comme lieu de danger, de cailloux blancs comme moyen d’aller de l’un à l’autre… Peut-être que la rencontre avec notre propre nature, c’est juste découvrir que maison, forêt noire et cailloux blancs sont les manifestations de notre propre esprit, les contes de notre enfance.

Un seul moyen de le savoir, c’est d’essayer. Certes, l’histoire des bottes de Padmasambhava nous raconte qu’il n’y a peut-être plus qu’un petit bout de semelle pour commencer le chemin et faire le grand saut… mais il y a encore la possibilité de le faire. Et ça, c’est bien plus extraordinaire que tous les contes de notre enfance.

 

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