KO dehors, OK dedans ?

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Écrit par Damien Brohon

Damien Brohon est un artiste, un enseignant et un auteur. Il étudie et pratique le Bouddhisme et le Dzogchèn depuis 30 ans.

Blog | Esprit et Dzogchèn | Réflexions sur la vie

Dans « KO dehors, OK dedans ? », Damien nous parle de la manière dont les conditions externes chaotiques sont des occasions de libération.

Série : Les conditions difficiles dans le Dzogchèn

 

KO dehors, OK dedans ?

 

« Une vie non examinée ne vaut pas la peine d’être vécue » disait Socrate. Je vous rassure tout de suite il ne s’agit pas là du début d’une dissertation de philosophie – même si c’est de saison (en France) ! Par contre, l’on peut dire qu’une vie non examinée a de fortes chances de paraître l’alpha et l’oméga de notre réalité. Notre origine (avant la naissance) comme notre destination (après la mort) sont des mystères. Autant ne pas s’en préoccuper. On n’en sait rien. Il n’y a rien à en savoir. Ce n’est rien. Ce qui existe par contre c’est cette vie. Elle présente un ordre et des régularités prévisibles. Le jeudi c’est choucroute, le voisin est sympathique même s’il met sa radio un peu trop fort, et la pression fiscale sur les classes moyennes est décidément trop forte, non ? Ainsi je sais exactement qui je suis. Je peux me rêver identique à moi-même d’instant en instant car je m’inscris dans un cosmos. Ce terme grec signifie un univers en bon ordre, bien arrangé et cohérent. 

 

 “À chacun de ces moments de transition ce qui était construit et semblait la plus réelles des choses se défait naturellement. À ce moment, notre nature vide et lumineuse rayonne et peut être reconnue.”

 

Croire dur comme fer en sa solidité est un excellent moyen de tenir à distance la vue du Dzogchèn. À conseiller chaleureusement à qui voudrait s’en prémunir ! C’est le meilleur moyen de perpétuer notre adhésion à notre vision karmique, c’est-à-dire la manière dont nos tendances habituelles modèlent notre “réalité”. Pour celles et ceux qui considèrent celle-ci comme une prison, il y a des opportunités de s’en libérer. Elles prennent l’aspect déroutant d’un chaos. Ce terme désigne dans les cosmogonies traditionnelles ce qui existe avant ou après un cosmos. On pourrait le traduire par “faille” ou “béance”. L’ordre a disparu et l’ouverture est donc sans limite. Ce chaos peut prendre mille formes dans nos vies pour les réveiller. Tout allait bien. Mais là…. Plus rien ne marche comme prévu, comme voulu, comme ça devrait.

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Le train n’arrive pas. On ne se comprend plus. On ne s’entend plus. On va se quitter. Une panne d’électricité paralyse cette partie du pays. Je ne sais plus quoi faire avec la disparition de ma voiture que je suis sûr d’avoir garée là. Les amis qui devaient m’aider ont disparu dans une nuit sans étoile. Un singe m’a volé mon passeport et – après l’avoir à moitié dévoré – s’en sert pour s’essuyer l’arrière-train. Les frontières sont fermées suite à un accident nucléaire. Les extra-terrestres arrivent et ils ne correspondent pas du tout à leur description par le new-age (ou alors leur façon de propager une nouvelle conscience cosmique est vraiment beaucoup trop agressive). On pourrait multiplier la liste des scénarios catastrophes auxquels nous sommes confrontés. Ils ont en commun la rupture. Nos habitudes sont fracturées. Nos anticipations sont démenties. Le chaos nous laisse KO.

Pour le Dzogchèn c’est une bonne nouvelle ! Il y a en effet dans ces conditions externes difficiles, une possibilité de libération. Pour cette tradition, la vie et la mort (les vies et les morts) sont vues comme la succession de six états intermédiaires (tib. bar do). Nous avons parlé jusqu’ici de l’état intermédiaire de la naissance à la mort (tib. skye shi’i bar do). Celui-ci est traversé par deux autres bardos celui du rêve (tib. rmi lam bar do)  et celui de la méditation (tib. gsam gtan bar do). Il est suivi de l’état intermédiaire du moment de la mort (tib. ‘chi kha’i bar do) lequel est suivi de l’état intermédiaire de la Réalité des phénomènes (tib. chos nyid bar do) puis de l’état intermédiaire du lieu de naissance (tib. rang bzhin skye gnas bar do) et c’est reparti pour une nouvelle vie.

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À chacun de ces moments de transition, ce qui était construit et semblait la plus réelle des choses se défait naturellement. À ce moment, notre nature vide et lumineuse rayonne et peut être reconnue. On peut en avoir une vision directe. Par exemple en étant conscient lorsque nous entrons et sortons de l’espace des rêves (si nous sommes assez lucides pour cela). C’est aussi le point central de la méditation : ne plus réifier les apparences de cette vie mais reconnaître leur nature. Les petits et grands chaos de notre existence, qu’ils nous laissent KO ou non, peuvent aussi offrir des percées dans nos constructions mentales habituelles. Cela peut être inconfortable voire douloureux, mais lors de ces moments-là la solidité de nos saisies habituelles est suspendue. Ce à quoi on se cramponne habituellement – notre tasse favorite (cassée), notre conjoint (divorcé) ou notre environnement familier (détruit) – se dérobe à nous et la véritable nature de notre esprit peut être reconnue plus clairement. Si on s’est entraîné à cela.

Le tantra du filet d’illusion (skt. Guhyagarbha tantra, tib. rgyud gsang ba’i snying po) déclare ainsi : « En un seul instant séparés (tib. skad cig gcig gis bye brag phye ) ; en un seul instant parfaits éveillés (tib. skad cig gcig gis rdzogs sangs rgyas ) »[1]. Soit l’on ne voit dans le chaos/bardo qu’une menace terrible pour nos identifications et alors nos tendances habituelles se perpétuent. On est alors comme séparé de notre nature. Ou bien il y a reconnaissance de la clarté luminosité grâce à la stabilisation de la Vue, de la Méditation et de l’Intégration. La libération advient. Alors on peut dire qu’on est KO dehors (secoué par les conditions externes) mais OK dedans (cette intériorité étant celle de la reconnaissance spontanée de la nature).

Pas de plus grande contribution au bien commun que de pouvoir être ainsi un lien vivant avec cette nature insondable, immaculée et radiante. Elle est l’héritage naturel de tous les êtres animés. Si on la réalise, on offre l’occasion de s’y relier à chaque personne ou animal que l’on rencontre. Les grands maîtres de la lignée du Dzogchèn rayonnent naturellement cette réalisation et font de son partage le coeur même de leur vie. Telle est la motivation à la base de ce chemin.

 

[1] Traduction Philippe Cornu. RETOUR

 

 

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