Je fais donc je suis

Écrit par Damien Brohon

Damien Brohon est un artiste, un enseignant et un auteur. Il étudie et pratique le Bouddhisme et le Dzogchèn depuis 30 ans.

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Dans « Je fais donc je suis » Damien observe comment la vue du Dzogchèn libère de l’illusion d’un moi fabriqué par l’action.

Je fais donc je suis

Car ça

C’est vraiment toi

Oui, oui ça C’est vraiment toi

Ça, ça !

C’est vraiment toi Non, non, non, ça, ça !

C’est vraiment toi Ça se sent, ça, ça !

Ça se sent, ça se sent, ça se sent que c’est toi. [1]

Qu’est-ce qui est vraiment toi ? Qu’est-ce qui est vraiment moi ? Qu’est-ce qui nous définit ? Qu’est-ce qui nous détermine ?

Peut-être une façon d’être déterminée par nos gestes. Nos actes les plus ordinaires trahiraient-ils notre identité ? Comment nous marchons, parlons ou portons notre fourchette à notre bouche semblent parler de qui nous sommes. J’aime bien faire mon thé à la manière anglaise [2]. J’ai chez moi un fauteuil préféré où je m’assois toujours avec un pied posé au sol tandis que l’autre jambe est repliée sur l’assise. Je suis connu pour ma manière d’écrire des articles inutilement compliqués, etc.

“Pour la tradition du Dzogchèn, il est vain de vouloir changer ce moi illusoire.”

C’est toujours plus facile de s’en rendre compte pour autrui que pour soi-même : il y a quelques jours j’ai revu une personne que je n’avais pas vue depuis dix ans et je l’ai reconnue moins à son aspect physique qu’à une certaine manière de se tenir légèrement penchée, un sourire timide et un peu ironique, une respiration lente ; bref une certaine manière d’être.

Dans l’action nous avons l’impression de « ressentir » le moi sur un mode particulier. Plus l’enjeu est intense plus le moi semble solide. Par exemple, lorsque je monte un meuble vendu en pièces détachées avec mode d’emploi à suivre scrupuleusement, je sens que c’est moi qui construit mon meuble pour mon salon. Si je réussis à suivre les instructions, je vais avoir la gratification d’être une sorte de bon élève de la construction nordique préfabriquée, tandis que si j’échoue et doit tout recommencer depuis le point où j’ai fait une erreur, la figure du gros nul s’impose d’emblée. Et il ne s’agit là que d’un montage de meuble… Si les enjeux sont plus importants, comme dans le cas d’une urgence médicale ou d’un conflit intense, il est fort probable que le soi soit éprouvé encore plus puissamment. Si c’est l’attachement, alors le monde est plein de possibilités passionnantes dont je veux m’emparer : « Ce serait génial si je pouvais avoir cet écrou de 12 pour fixer ma nouvelle étagère. Youpi ! Allons au magasin ! »

dzogchentoday-Je fais donc je suis @marevabernard

Si je suis enclin à la colère, le monde est irritant comme l’enfer et je dois me venger des offenses qui me sont faites : « Un client a acheté – sous mes yeux – le dernier écrou de 12 du magasin de bricolage ! L’enfoiré ! ». Si c’est l’ignorance le monde est flou et on ne sait d’ailleurs plus trop qui on est : « Mais qu’est-ce que je fous dans un magasin de bricolage ??? ». Toutes nos expériences sont transformées en objet aux qualités bien définies par les tendances habituelles : objet-moi, objet-untel, objet-unetelle, objet-au travail, objet-ce qui m’énerve, etc. Toutes nos actions visent à transformer par l’action ces objets en les employant, en cherchant à les déplacer ou à les transformer, etc.

Nous sommes plus ou moins lucides sur cette création de soi par l’action, par le geste. Si c’est le cas, nous nous tournons peut-être vers le yoga ou le qi-gong. Ces disciplines proposent un geste conscient de nature à apaiser, harmoniser et dynamiser le lien entre corps et esprit. Nous pourrions ainsi obtenir un moi (ou peut-être un soi) plus clairvoyant, serein, en un mot : éveillé.

Comment nous engageons-nous dans ces pratiques ? Par une mise en pratique bien sûr : il y a là quelque chose à faire. Et à bien faire. Alors, on s’applique à tenir la posture bien comme il faut c’est-à-dire comme nous le dit l’instructrice, à respirer comme dans le manuel et à enchaîner les mouvements comme le veut la tradition depuis des millénaires. Et puis il y a les yeux ! Doivent-ils être ouverts ou fermés ? À moitié ouverts ou plutôt à moitié fermés ? Et si on porte des lunettes ? Doit-on les garder ou non ? Et si on est aveugle ? Je me revois lors de mes premières séances de méditation m’appliquant avec très grande intensité au fameux lâcher-prise ! Essayant de l’obliger à advenir une bonne fois pour toute grâce à l’énergie de mon action ! Cela afin d’être enfin une « meilleure version de moi-même » ou « un pratiquant spirituel accompli ».

dzogchentoday-Je fais donc je suis @marevabernard

Qu’observe-t-on alors ? Que de nouveau nous sommes en train de faire pour être. Ce qui signifie que pour être il nous faut faire. Bref, que nous projetons le soi par l’action. Ce soi ou ce moi est donc dépourvu de substance en et par lui-même. Il lui faut une action pour exister. D’où l’intensité de nos efforts dans ce sens et d’où aussi la vanité de ceux-ci : ces constructions ne peuvent qu’être éphémères et donc illusoires. Ce que nous nommons « moi » est perçu comme une entité autonome et durable, mais n’est en fait qu’une identification produite par l’action ( de manière aussi intense qu’inconsciente) et ne durant que quelques instants. La fabrique du moi est une œuvre sysiphéenne – sans cesse recommencée.

Pour la tradition du Dzogchèn, il est vain de vouloir changer ce moi illusoire. Un tantra nous éclaire ainsi : « (…) si l’on agit de quelque façon que ce soit pour obtenir le vrai sens des écritures, cela devient un obstacle. Celui qui conceptualise la nature réelle ne la réalisera jamais » [3].  Cette tradition nous propose de nous détendre, de cesser l’affairement même « spirituel » et de développer la vision directe. Lorsque colère, jalousie, avarice, avidité, addiction, stupidité, ou malveillance veulent lancer le « soi » qui leur sert de référence dans une action, nous pouvons directement regarder la réalité de ce mouvement.

Qu’est-ce qui qui se passe dans notre esprit, nos sensations et notre corps ? Regarder les pensées, les images mentales, le ressenti corporel. Regarder l’histoire qui se raconte et où « je » suis censé avoir le premier rôle. Est-ce que c’est aussi réel que le dit notre voix intérieure ? Si c’est réel, est-ce que ça l’est pour toujours ou juste maintenant ? Les pensées, les images associées et les ressentis sont-ils permanents ou fluctuants ?, etc. Ce regard clair, lucide et sans jugement venant de la méditation, n’est pas une fabrication de plus, mais l’accès direct à ce que nous sommes. Cette nature est bien plus vaste que ce que nous croyons être et ne requiert aucune action, aucun geste, pour la créer. Elle est déjà là – fondamentalement. C’est une grande perfection résidant – sans effort – au cœur de chaque instant.

 

[1] Chanson du groupe Téléphone                BACK

[2] Pour plus de détails, suivez ce lien.          BACK

[3] Le Dorje Sempa Namkha Che, traduit in L’espace total de Vajrasattva, Communauté Dzogchen Internationale Dejam Ling, 2015.

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