Conseils pour les temps difficiles

Écrit par Johanne Bernard
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Dans cet article, Johanne évoque le parcours difficile et extraordinaire de Yéshé Tsogyäl et les conseils que lui a prodigués Padmasambhava.
Série : Les conditions difficiles dans le Dzogchèn
Conseils pour les temps difficiles
Dans les pas de Yéshé Tsogyäl
« En tant que parents, Roi et Reine, vous avez été négligents
Et moi, votre précieuse princesse,
Ai été inculpée à cause de cette loi cruelle et placée directement entre les mains
De fonctionnaires inaptes et vicieux.
Ils fouettèrent mon beau visage avec des épines,
Me causant terreur et panique insoutenables.
Mon corps était inondé de pus, de sang et de bile.
Me voir ainsi a fait pleurer tout votre peuple.
Rien que d’y penser, j’ai le cœur brisé. »
C’est ainsi que s’adresse à ses parents, dans le Tibet du VIIIème siècle, la jeune princesse de Karchen, sur le point d’être bannie du royaume des Neiges pour avoir refusé de se marier de force et souhaité à la place suivre une voie spirituelle. Se désolant de ne pas avoir le choix de sa vie, considérant avoir, de fait, eu une « basse naissance » en tant que femme, la jeune princesse ne souhaite qu’une chose : recevoir des enseignements et pratiquer le chemin de la libération. Elle n’est alors qu’au début d’une série d’épreuves : emprisonnée, torturée, déshéritée, condamnée à l’exil, abusée à plusieurs reprises, elle affronte les pires souffrances…
C’est lors de son exil dans le désert, alors qu’elle sur le point d’être enlevée par un prétendant, qu’elle rencontre celui qui la sauve et devient instantanément son maître spirituel, Padmasambhava. Elle n’a alors qu’une requête : « Montrez-moi comment atteindre l’éveil en cette vie, enseignez-moi la Grande Perfection ! ». Pour réponse, Padmasambhava l’emmène, en un instant, nous dit la tradition, à l’ermitage de Chimphu, à Samyé, afin qu’elle y effectue une retraite de 12 ans. Seule dans un charnier, la princesse pratique, entourée de cadavres, et là encore, fait face à des conditions éprouvantes. Quand elle retrouve son maître, venu lui enseigner les points essentiels de la Grande Perfection, une multitude de questions l’assaille. Comment se défaire des concepts dualistes et des tendances karmiques ? Comment voir la vraie nature de la réalité ? Comment aller au-delà du samsara et du nirvana ?
“Suivant les enseignements de son maître, Yéshé Tsogyäl s’est appliquée à ne pas appréhender les épreuves comme des obstacles, mais plutôt comme des alliées, comme l’occasion de questionner sa compréhension de la nature de la réalité.”
“ Reste libre de toute construction mentale,
Telle l’immensité primordiale, ton état originel.
Samsara et nirvana disparaissent là où ils sont.
Ton ennemi le plus intime, la croyance en l’ego, s’apaise naturellement.
Le présage de la terreur se transforme ainsi en conditions favorables. »
… lui dit Padmasambhava qui invite la princesse à poursuivre et approfondir sa pratique. Le voyage de la princesse n’est pas terminé… Après le monde humain, il lui faut faire face aux visions les plus terrifiantes, aux menaces des démons. Il lui faut aller visiter les enfers… De cette ultime épreuve, la ‘Dame de Karchen’ revient avec la certitude que toute expérience est illusoire : tout ce qui se manifeste est apparent, mais non existant. Atteignant la réalisation de la véritable nature de l’esprit, elle reçoit le nom sous lequel nous la connaissons : Yéshé Tsogyäl (Ye shes mtsho rgyal, océan de connaissance primordiale).
Reconnue comme la première femme tibétaine ayant atteint l’éveil et comme le premier maître féminin de la tradition Nyingma et Dzogchèn, Yéshé Tsogyäl, a fait face toute sa vie à des conditions difficiles. Conditions difficiles dans sa vie de femme, conditions difficiles dans son parcours de pratiquante… Sans cesse, elle a fait preuve d’un courage et d’une détermination sans faille. Ce que son parcours nous montre, par son exemple, c’est que les épreuves et les difficultés, qu’on le souhaite ou non, font partie de notre vie, et que c’est à nous de décider si elles deviennent des obstacles ou non à notre aspiration profonde, celle de cheminer pour le bien des êtres.
Suivant les enseignements de son maître, Yéshé Tsogyäl s’est appliquée à ne pas appréhender les épreuves comme des obstacles, mais plutôt comme des alliées, comme l’occasion de questionner sa compréhension de la nature de la réalité. Sa compassion infinie a embrassé tous les êtres sensibles qu’elle a pu croiser sur son chemin, qu’ils se présentent comme amis ou ennemis. Avec le souhait de libérer chacun d’eux de la souffrance, elle a fait face à la sienne, jusqu’à la réalisation de sa propre nature, celle de la connaissance primordiale (Yeshe), naturelle et spontanée, océan (mtsho rgyal) au-delà de toute dualité.
Et le parcours extraordinaire de Yéshé Tsogyäl ne s’est pas arrêté là car Padmasambhava, avant de partir du Tibet, lui a confié une mission capitale : celle de retranscrire par écrit tous les enseignements qu’il lui a transmis « comme un vase qui se déverse entièrement ». La tradition raconte qu’ensemble, ils les ont ensuite dissimulés sous forme de termas afin qu’ils soient redécouverts par les générations futures, dans les temps de dégénérescence à venir… Ces temps de dégénérescence, Padmasambhava, les décrit précisément dans une prophétie que Yéshé Tsogyäl a retranscrit dans l’autobiographie ‘Vie et visions de Yéshé Tsogyäl : autobiographie de la Grande Reine de Connaissance primordiale’, un terma retrouvé par le tertön Drimé Kunga, au XIVème siècle, et dont voici un extrait :
« Au moment où ces enseignements sacrés amèneront les êtres à la maturité spirituelle, l’enseignement bouddhiste aura beaucoup décliné. En conséquence, le joug d’or de la loi royale sera brisé, le nœud de soie de la loi bouddhiste sera défait, la poche de cuir de la loi ministérielle sera arrachée, et le tissu de la société humaine sera déchiré (…) ; les conflits familiaux augmenteront, les fous et les chiens se répandront, les épidémies feront rage, le gel et la grêle s’abattront comme un dense brouillard, les mauvais présages et la famine seront aussi épais qu’une constellation, les gens ne penseront pas du tout ou penseront trop, ils ne feront rien ou en feront trop et ils ne souffriront jamais ou ils souffriront trop. (…) Un grand nombre de situations incontrôlables se présenteront. Pour la plupart, les êtres ne feront que le mal, se laissant dominer par les démons corrompus. À cette époque, personne n’aura de sanctuaire. »
Treize siècles nous séparent de l’époque de Padmasambhava. Ses conseils pour les temps difficiles semblent, pourtant, plus que jamais d’actualité. Grâce à Yéshé Tsogyäl, devenue la dépositaire de son enseignement, ils sont parvenus jusqu’à nous. Dans les pas de la princesse de Karchen, qui a fait preuve toute sa vie de courage et de compassion, nous avons alors la possibilité d’appréhender différemment les conditions difficiles et les souffrances de notre époque, afin de, peut-être, montrer une voie d’aspiration et d’humanité pour les générations futures…
« Montrez-moi comment atteindre l’éveil en cette vie, enseignez-moi la Grande Perfection ! », demandait Yéshé Tsogyäl à son maître. Voici, pour conclure, une des instructions que Padmasambhava lui a donnée comme réponse, extraite de ‘Treasures from Juniper Ridge’ :
« Ne fais rien. Ne va nulle part.
Ne pense pas. Ne construis pas.
Ne juge pas. Ne te concentre pas.
Ne soutiens pas. Ne prends pas parti. Ne t’accroche pas.
Sans rien d’autre, demeure simplement.
Ne donne même pas à cela le concept de ‘Bouddha’,
Le corps de la réalité (Dharmakaya) est au-delà de la pensée, des mots et du concept. »
Références:
“The Life and Visions of Yeshé Tsogyal – The autobiography of the great wisdom queen”, translated by Chönyi Drolma. Snow Lion Publications.
“Treasures from Juniper Ridge”, translated by Erik Pema Kunsang and Marcia Binder Schmidt. Rangjung Yeshe Publications.
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