L’origine du monde 2: le déploiement
Écrit par Philippe Cornu
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Dans cet article « l’origine du monde 2: le déploiement », Philippe Cornu aborde la notion du déploiement de la réalité pour le Dzogchèn.
L’origine du monde 2: le déploiement.
Du déploiement du monde à partir des éléments lumineux.
S’il n’y a à l’origine ni espace physique orienté ni temps ni multiplicité des phénomènes, comment alors expliquer que nous vivons dans l’espace et le temps au sein d’un univers complexe ?
Le Dzogchèn a sa petite (ou grande ?) idée sur la question. Comme nous l’avons vu (L’Origine du Monde 1), au sein de la Base originelle de l’esprit luisent cinq luminosités spontanées, la bleue, la blanche, la jaune, la rouge et la verte qui, dans leur état premier, sont des tonalités ou les notes d’une pure mélodie, celle de la connaissance primordiale ou sagesse toujours prête à déployer sa symphonie dans l’espace originel en manifestant la variété des apparences de l’univers. Qu’appelle-t-on ici « connaissance primordiale » ou sagesse ? L’intelligence propre à la Base, c’est-à-dire l’information originelle nécessaire au déploiement de l’univers que nous vivons.
Entendons-nous : la sagesse primordiale est une information au sens fort, telle que définie dans le lexique philosophique : « une connaissance qui donne forme ». Autrement dit, on parle de la connaissance à l’origine du jaillissement de l’univers dans toute sa complexité architecturale, tout comme les informations contenues dans le code génétique sont nécessaires à la manifestation des diverses fonctions du corps humain. Rien à voir donc avec les informations télévisées… il s’agit de l’intelligence lumineuse propre à la Base.
« Ainsi, l’espace originel et sa clarté n’en sont pas pour autant affectés ni obscurcis, car dans leur nature, tous ces phénomènes ne sont que des fantasmagories spontanément apparues dont la nature vide reste primordialement pure. Qu’on le perçoive comme le déploiement lumineux jailli de la Base ou bien comme un monde d’objets transitoires et multiples, l’univers déployé ne se départit jamais de sa source, n’étant que la danse de l’énergie originelle de la Base qui demeure elle-même imperturbable. »
Bon, très bien, me direz-vous, mais si cette connaissance claire et première « informe » ou recèle le « plan parfait » de l’existence phénoménale dans son entier, pourquoi celle-ci paraît-elle à nos yeux si « imparfaite », voire source de souffrance ?
Là se trouve le point crucial à comprendre, car sans cette clé, il paraît impossible de concilier la Vue du Dzogchèn qui proclame que « Tout est parfait depuis toujours » avec ce que nous vivons de souvent pénible en tant que « citoyen ordinaire » du monde, immergé dans cet univers spatio-temporel aux manifestations imparfaites. Car ce monde ne semble pas être celui des bisounours…
Selon le Dzogchèn, c’est notre lecture de cette information première qui est erronée, et de cette erreur initiale de la conscience découle la « déformation » du message de la connaissance primordiale et toute une cascade de méprises et de perceptions trompeuses de la réalité. À qui la faute ? À personne si ce n’est à l’ignorance, ce « bug » qui accompagne — et ce depuis toujours — la connaissance primordiale et qui en brouille le message. Un texte kagyupa pointe cette ignorance et son action :
Premièrement, l’ignorance co-émergente : si l’on se demande d’où elle vient, l’ignorance provient de la saisie de la Base. De quoi est-ce l’ignorance ? C’est l’ignorance de la nature de l’esprit. Qui donc a une telle ignorance ? C’est la nature de l’esprit qui s’ignore elle-même. À partir de quand est-on dans l’ignorance ? Depuis des temps sans commencement, avant même la distinction entre Éveillés et êtres animés.
Si l’on se demande qui, de la nature de l’esprit et de l’ignorance était là en premier, elles sont co-émergentes sans que l’une précède l’autre. À la nature de l’esprit, on donne le nom de sagesse co-émergente, et à l’ignorance le nom d’ignorance co-émergente. Et le lieu de cette co-émergence est la sphère de la réalité absolue. Sont-elles une ou distinctes ? Elles ne sont ni une ni distinctes. La différence réside dans la reconnaissance ou la non-reconnaissance en soi-même de la nature de l’esprit. Et de quelle manière se manifeste l’ignorance ? [Elle se manifeste] sous le pouvoir des imaginations conceptuelles trompeuses. [1]
Que se passe-t-il alors ? Sous l’influence de l’ignorance, nous déroulons un mauvais film. Un texte dzogchèn bönpo nous l’explique très clairement :
Sans même avoir commis la moindre once de mal, les êtres animés des trois mondes se sont illusionnés en prenant appui sur la Base : alors qu’émergeait les cinq luminosités pures de leurs propres manifestations, du fait de leurs facultés sensorielles obtuses et de l’ignorance innée, ils ne les reconnurent point comme leurs propres manifestations mais les appréhendèrent comme des objets extérieurs. Comme leurs pensées orgueilleuses croissaient en force et en grossièreté, émergea en eux l’esprit pensant, les facteurs mentaux associés et les conceptions erronées, si bien qu’ils prirent ces cinq luminosités issues d’eux pour des objets apparus extérieurement. Et ils conçurent ainsi les cinq luminosités comme étant le feu, l’eau, la terre, l’air et l’espace. [2]
Voilà donc l’origine des cinq éléments tels que nous les connaissons comme « briques » de notre réalité : celle de notre corps physique et celle des phénomènes qui nous entourent. Avec l’ignorance, l’indétermination initiale se dédouble en sujet qui appréhende, « moi », et en objets extérieurs, « ce qui est autre ». Et le sujet se met à penser en termes de relations au monde : la conscience duelle surgit avec son cortège d’émotions, de concepts, de labels, etc. et les liens créés entre sujet et objets tissent des interactions qui nous piègent progressivement dans ce monde en formation. Dans un autre chapitre, le même texte précise :
Il y a trois types d’illusions : l’illusion des objets extérieurs, le mode d’illusion du corps au niveau intermédiaire et l’illusion de l’esprit à l’intérieur [du corps]. [3]
Le même texte poursuit :
[Ainsi] naquit l’illusion d’un extérieur, pareille à de la glace se formant sur un lac. Ne comprenant pas, les êtres appréhendèrent les apparences trompeuses comme ayant une existence propre et les objets apparents extérieurs comme étant vrais. De ce fait, les sphères des cinq luminosités pures se concrétisèrent en agrégats du corps illusoire impur. Trois poisons, cinq poisons, vingt-cinq passions, etc., apparurent, et les êtres se mirent à agir selon la variété des fautes liées aux passions grossières et subtiles, comme un homme assoiffé qui boit de l’eau tiède… [4]
Ainsi plongeons-nous progressivement dans les conditionnements qui nous donnent à voir le monde et nous-même sous le jour de l’imperfection… laquelle n’est que le fruit d’une simple erreur d’interprétation ! Avec cette vision biaisée apparaissent l’interdépendance, les cinq éléments grossiers qui composent l’existence conditionnée, l’espace physique et le temps. Un instant d’inconscience suffit ainsi à nous faire basculer dans l’errance douloureuse du devenir…
Alors qu’à l’origine (au sens primordial et non de commencement !), la Base est un pur espace lumineux, inconditionné, atemporel et non fragmenté, il y apparaît soudain, du fait de l’ignorance, les dix directions spatiales (les quatre directions principales et les quatre intermédiaires, le zénith et le nadir), des « conditions » interdépendantes entre les phénomènes et, par-là même, l’impermanence, la naissance et la mort, et donc les trois temps, le passé, le présent et le futur. Ainsi s’élabore une multiplicité d’apparences transitoires dans un univers qui croît en complexité et en densité, comme de l’eau se solidifiant en glace.
Or quoi qu’il arrive, il faut nous rappeler que rien de tout cela ne s’est jamais réellement produit hors de l’espace primordial, à l’instar des nuages qui peuvent recouvrir temporairement le ciel sans pour autant en affecter la nature. Ainsi, l’espace originel et sa clarté n’en sont pas pour autant affectés ni obscurcis, car dans leur nature, tous ces phénomènes ne sont que des fantasmagories spontanément apparues dont la nature vide reste primordialement pure. Qu’on le perçoive comme le déploiement lumineux jailli de la Base ou bien comme un monde d’objets transitoires et multiples, l’univers déployé ne se départit jamais de sa source, n’étant que la danse de l’énergie originelle de la Base qui demeure elle-même imperturbable. Mais comme nous le dit encore le même texte :
C’est du fait de la différence entre le réaliser et ne pas le réaliser que la Base se présente comme la source de l’au-delà de la souffrance ou de l’errance douloureuse. Source de toutes choses, elle demeure impartiale à leur égard ; ainsi, elle ne « produit » pas les quatre éléments, lesquels ne se développent pas du fait de causes primaires et ne sont pas détruits par des causes secondaires. Leur essence est primordialement pure et leur mode d’émergence spontanément présent. [5]
Pourquoi la Base n’est-elle pas impliquée dans ce déploiement illusoire ? Parce qu’à la différence du déploiement phénoménal des cinq éléments qui se déroule dans les trois temps dans un espace conditionné, la Base demeure toujours inconditionnée et au-delà des trois temps. C’est le « quatrième temps”, le temps de Samantabhadra, l’atemporalité des trois temps.
[1] dPal ‘byor don grub : Chos drug nyams len gsal ba’i sgron ma, in rTsa rlung ‘phrul ‘khor, Lhasa, 1995, texte tibétain p.120 tiré de l’édition Si krun mi rigs dpe skrun khang. RETOUR
[2] Dans le Zhang zhung snyan rgyud, « La Transmission orale du Zhang Zhung », Phyi lta ba spyi gcod, Les caractéristiques externes de la Vue, ch. III, volume I (le cycle externe). RETOUR
[3] idem, Phyi lta ba spyi gcod, ch. X. RETOUR
[4] idem, Phyi lta ba spyi gcod, ch. III. RETOUR
[5] idem, Phyi lta ba spyi gcod, ch. I.
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