La mort en marche
(avec ses bagages)
Written By Mila Khyentse
Blog | Culture et traditions | Réflexion sur la mort
Dans cet article, “La mort en marche (avec ses bagages), Mila Khyentse nous raconte l’histoire d’un zombie porteur de bagages.
La mort en marche (avec ses bagages)
Un jour, ainsi ai-je lu : la folle histoire du cadavre sans vie porteur de bagages qui pouvait se perdre si on le laissait sans surveillance.
C’était du temps de Shakya Shri [1], un grand maître Dzogchèn de la fin du 19e et du début du 20e siècle, que l’histoire se passe. Shakya Shri avait édifié un camp dans lequel plus de sept cents pratiquants dzogchèn vivaient. Un jour, un vieux pratiquant originaire de la région du Golok débarque seul au camp. Tout le monde lui demande alors pourquoi il voyage seul et sans bagage et il rétorque que ce n’est pas le cas, que son serviteur porte ses bagages mais qu’il est un peu lent et qu’il va donc arriver avec un peu de retard. Effectivement ce dernier finit par être en vue et tout le monde peut attester de sa démarche particulière, gauche et erratique. Le vieux golokpa récupère alors ses bagages, lance un « phèt » [2] sonore et, à la stupeur générale, son serviteur s’écroule sans vie sur le sol. Il déclare alors à la ronde que son serviteur est (était ?) en fait son sponsor principal à qui il avait promis sur son lit de mort d’emmener sa dépouille dans un charnier réputé en Inde. L’assemblée s’aperçoit alors que c’est un « mort qui marche », influencé par le monde des séries et de la culture pop, nous l’appellerons un « zombie ». En fait, vieux pratiquant (on réalise alors que c’est plutôt un très bon pratiquant !) et serviteur faisaient juste une halte dans le camp de Shakya Shri pour demander le gîte et le couvert (enfin, pas pour le serviteur). D’ailleurs, à la surprise générale, le vieux golokpa ne sollicita aucun enseignement auprès du maître du lieu, Shakya Shri, qui pourtant était réputé dans tout le Tibet. Le Golokpa exigea alors expressément que personne ne touche au cadavre, disant que celle ou celui qui le toucherait pouvait devenir un zombie également ! Les Tibétains, superstitieux, se tinrent fort heureusement à bonne distance.
Citation
La mort marche beaucoup dans le monde tibétain !
Le lendemain, à nouveau, une grande troupe s’assembla autour du vieux golokpa et de son serviteur-sponsor-zombie pour assister à leur départ. Personne ne fut déçu par le spectacle ! Avec un « phèt » aussi tonitruant que celui de la veille, le serviteur se redressa d’un coup, chargea les bagages et ils se remirent en route, d’un pas alerte pour le vieux pratiquant, claudiquant pour le pauvre zombie qui avait perdu toute la peau au niveau des pieds…
Un an plus tard, le vieux golokpa repassa par le camp de Shakya Shri, disant qu’il avait bien rempli sa mission et laissé le cadavre de son sponsor dans le charnier où celui-ci avait désiré être transporté. Cela n’avait pas été facile car, outre le fait que le zombie se déplaçait difficilement, il pouvait également se perdre si on le laissait sans surveillance… Enfin, maintenant, c’était désormais à lui de porter ses bagages.
Une histoire incroyable, à n’en pas douter, comme beaucoup qui proviennent du monde tibétain. Mon maître, Alags Chörten, m’en a d’ailleurs raconté également beaucoup de similaires (qui feront l’objet de prochaines publications). La mort marche beaucoup dans le monde tibétain !
La question n’est pourtant pas de savoir si cette histoire est vraie ou non, mais plutôt de savoir ce qu’elle nous évoque… Nous avons tellement l’habitude d’associer la vie à ce corps que nous restons généralement sidérés par rapport à tout particularité qui ne rentre pas dans nos schémas mentaux habituels, comme les zombies qui sortent des séries télévisées américaines et qui marchent dans le monde. Ces schémas nous poussent à voir la mort comme une « fin définitive » associée à la disparition ou la destruction de ce corps. Ils nous poussent aussi à envisager que notre façon de penser est universelle et que la perception de la mort, par exemple, est la même partout et pour tous. Tout ce qui se trouve en-dehors de ces schémas ne peut pas exister, est miraculeux, ou simplement une belle fumisterie.
On aimerait bien que ce soit aussi simple que ça !
Cependant, le Dzogchèn met l’accent sur le fait que la mort n’est qu’une transition comme une autre, comme le sommeil et le réveil, et qu’un corps n’est qu’un support parmi tant d’autres. Vouloir garder ce corps éternellement est une illusion car, pour la Grande Perfection, la véritable finalité se trouve dans l’arrêt ultime de cette succession sans fin de naissances et de morts, qui est appelé « samsara ». C’est ça la véritable libération pour le Dzogchèn.
C’est bien entendu la peur de la mort qui nous empêche de la regarder en face et de la voir pour ce qu’elle est réellement : une illusion temporaire. Pour nous, qui nions généralement le moment final de cette existence, le fait d’espérer qu’il y ait quelque chose après ou que l’on nous dise qu’il y a une multitude d’existences après nous rassure. Pourtant, nous ne pensons jamais, portés par notre peur, que s’il y a une succession d’existences, c’est autant de souffrances vécues au sein de chacune. Cela peut être rapidement vu comme la plus grande des malédictions, si on y réfléchit un peu…
C’est pour cela que dans la tradition de la Grande Perfection, mettre fin au cycle illusoire de toutes les fins est l’un des buts fondamentaux de la pratique. Cela nécessite cependant de renoncer à nos vieux schémas qui nous font toujours aborder et penser la réalité de la même manière.
Le problème n’a peut-être jamais été la mort, mais plutôt la façon que l’on a de la déterminer mais aussi de ne jamais pouvoir la déterminer. Ne sommes-nous pas tous un peu zombie dans notre vie ?
Et en fait, si l’on y réfléchit bien, le problème ce n’est pas d’être mort, mais c’est plutôt que quand on est mort, on ne sait plus où aller sans être guidé ! Ce qui n’est pas facile pour porter des bagages…
[1] Blazing Splendor: The Memoirs of Tulku Urgyen Rinpoche, Chapitre 13, “Shakya Shri, the Lord of Siddhas”. Retour
[2] “Phat” ou “Phèt”, syllabe sonore émise pour amplifier la concentration méditative et diriger les souffles pour effectuer telle ou telle activité, comme animer les morts ici. C’est un procédé typiquement dzogchèn. Retour